Jean-Baptiste Rivoire
En 2005, depuis la place Beauvau, Nicolas Sarkozy » montre les muscles » face aux quartiers populaires : visites surprise avec les caméras de télévision, provocations, rodomontades contre les » racailles » qu’il faudrait » nettoyer au kärcher « , le ministre de l’intérieur est déjà en campagne présidentielle. » Boosté » par la complaisance de certains grands médias, il monte dans les sondages. Jusqu’au mois de novembre 2005, ou une énième bavure policière survenue à Clichy sous bois débouche sur les plus graves émeutes que la France ait connues depuis mai 1968. Extrait de « L’Élysée (et les oligarques) contre l’info », Jean-Baptiste Rivoire, Les liens qui libèrent, 2022.
Depuis la place Beauvau, Nicolas Sarkozy donne régulièrement l’impression d’être en campagne. À deux ans de la présidentielle de 2007, il stigmatise régulièrement les jeunes issus de l’immigration. Comme d’autres, les caméras de TF1 contribuent à jeter de l’huile sur le feu en relayant sans cesse ses « effets d’annonce », voire ses provocations. Comme le 19 juin 2005. Suite à la mort accidentelle d’un enfant de onze ans, le ministre de l’Intérieur déclare à La Courneuve : « Les voyous vont disparaître. Je mettrai les effectifs qu’il faut, mais nous nettoierons la cité des 4 000. » Quelques jours plus tard, il revient à La Courneuve et assume face aux caméras d’avoir utilisé devant la famille de la petite victime le terme « Karcher » : « Nettoyer au karcher est le terme qui s’impose, car il faut nettoyer cela. » En septembre, il s’insurge à nouveau contre « ceux qui menacent la sécurité des Français », « en premier lieu les gens du voyage, les jeunes de banlieue, les immigrés illégaux ». Le 26 octobre, hué par des jeunes d’Argenteuil choqués de le voir débarquer une nouvelle fois au milieu d’un essaim de caméras, il continue à faire dans la provocation. S’adressant à un habitant à sa fenêtre, il lance : « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Eh bien, on va vous en débarrasser. »
Percuté intentionnellement par un véhicule de police
Mais ce petit jeu qui consiste à humilier les jeunes des quartiers devant les caméras à ses limites. En octobre 2005, alors en poste à 90 Minutes (Canal Plus), j’apprends que cela « chauffe » à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon. Je propose à Paul Moreira et Luc Hermann d’aller enquêter sur place avec mon confrère Saddek Chettab (moi accompagnant » embedded » des policiers d’une brigade anti-criminalité qui chassent les gamins tous les soirs au « flashball », lui côté émeutiers). Saddek apprend rapidement que si des jeunes brûlent des voitures, c’est depuis que l’un d’entre eux, soupçonné de rouler sur un scooter volé, a été blessé lors d’une « frappe », c’est-à-dire percuté intentionnellement par un véhicule de police.
Zyed, Bouna, et les « intox » du ministre de l’intérieur
En cours de tournage, un incident de même nature survient en Seine-Saint-Denis. Suite à un appel d’un habitant de Clichy-sous-Bois croyant voir des silhouettes pénétrer sur un chantier, des policiers de la ville se mettent à pourchasser, toutes sirènes hurlantes, des gamins qui reviennent du foot. Paniqués, deux d’entre eux, Zyed Benna et Bouna Traoré, se réfugient dans un transformateur électrique d’EDF. Au lieu de faire couper le courant, les policiers les encerclent. Paniqués, les deux ados de 15 et 17 ans meurent électrocutés.
Loin de calmer le jeu, Nicolas Sarkozy relaye alors à longueur de JT un mensonge éhonté : il prétend que ses fonctionnaires ne « pourchassaient pas » les jeunes victimes. Depuis le récit d’un survivant, les habitants du quartier savent que c’est faux. Quand TF1 et France 2 se mettent à relayer ces « intox » du ministre de l’Intérieur, les jeunes de Clichy-sous-Bois basculent dans la violence, comme le décryptera en octobre 2013 une enquête de Spécial investigation (Canal +) signée Julien Daguerre. Ce cycle provocation-répression débouche sur les plus graves émeutes urbaines depuis 1968 : trois semaines de révoltes, 9 000 voitures brûlées, 200 millions d’euros de dégâts. Et une France placée sous état d’urgence, pour la première fois depuis la guerre d’Algérie.
Caméra cachée sur TF1
Au plus fort des émeutes, la chaîne de Martin Bouygues peine à admettre les ravages provoqués par les surenchères sécuritaires de son candidat favori. Notamment en enterrant après diffusion une scène particulièrement alarmante. Elle est filmée en caméra cachée début novembre, quelques jours après l’électrocution de Zyed et Bouna. Ce soir-là, dans le quartier de la Duchère à Lyon, une reporter de l’émission « 7 à 8 », produite par Emmanuel Chain pour TF1, est interpellée par des jeunes qui affirment être maltraités par des policiers lors d’incessants contrôles au faciès. Sophie Hamdad veut en avoir le cœur net. Elle décide de rester à l’écart en tournant en caméra cachée. La nuit tombée, une patrouille s’arrête devant les jeunes. Les policiers ignorent qu’ils sont filmés. L’un d’entre eux hausse le ton vis-à-vis d’un jeune : « Ta gueule !
– Vous nous dites “Ta gueule !”, on n’a rien fait, Monsieur !
– Tu veux qu’on t’emmène à un transformateur ? On te dit de reculer, tu recules !
– Regardez, Monsieur, nous, on vous vouvoie et votre collègue, il nous tutoie. »
» Plus cela merde, plus on est contents «
Un policier lyonnais
En marge de la scène, un autre jeune provoque un policier (chauve) : « C’est bien fait, t’as le cancer, t’as plus de cheveux !
– Tu veux griller, toi aussi, avec tes copains ? Tu veux aller dans un transfo ? Ramène ta gueule, on va t’y mettre. […] Et arrête de me regarder comme un âne !
– Vous croyez que c’est comme cela que le quartier va se calmer ? demande un jeune.
– Que le quartier se calme ou pas, nous, on s’en branle, répond l’un des policiers. À la limite, plus cela merde, plus on est contents. »
« Coup de pression » sur 7 à 8
En pleines émeutes urbaines, cette scène ayant miraculeusement échappé à la censure montre que, chauffés à blanc par Nicolas Sarkozy, certains policiers rêvent que la France s’embrase. Plutôt paradoxal pour des gardiens de la paix. Visionnant les images juste avant diffusion, Patrick Le Lay est furieux qu’Étienne Mougeotte et Robert Namias, respectivement vice-président du groupe TF1 et directeur général adjoint de l’information, les aient validées. Selon le journaliste Thomas Hugues, Nicolas Sarkozy aurait « appelé Martin Bouygues, qui a appelé Patrick Le Lay, qui nous a mis une soufflante… Dans le circuit de la pression, ce cas de figure est exemplaire. » Le lendemain, lors d’un pot pour la 200e de « 7 à 8 », la reporter ayant tourné la scène croise Robert Namias, qui est aussi l’époux d’Anne Barrère, la chargée de communication de la fondation « pièces jaunes » de Bernadette Chirac. Quand elle tente de lui parler, il la toise et lui tourne le dos. Au café où elle me fait alors ce récit, Sophie Hamdad m’affirme que sa séquence a ensuite été interdite à la vente par TF1. Dans les mois qui suivent, un de ses reportages égratignant la politique de quotas migratoires de Nicolas Sarkozy aurait été « mis à la poubelle par TF1 ». Puis, au moment des premières menaces contre Charlie Hebdo, en 2006, Sophie Hamdad reçoit l’ordre d’interrompre en plein tournage un reportage avec Cabu. « À l’arrivée de Sarkozy, j’ai quitté “7 à 8”, j’ai estimé qu’il n’y avait plus d’enquête possible sur la Une », regrette-t-elle en 2021. L’audiovisuel public échappait-il, lui, à ces pressions ?
L’information de France 2, pro-Sarkozy ?
Quand les émeutes éclatent, le président de France Télévisions, Patrick de Carolis, est en négociation avec le gouvernement Villepin pour qu’il desserre l’étau financier handicapant le groupe public depuis des années. Aussi les patrons de l’info marchent-ils sur des œufs. Sur demande des autorités, les décomptes quotidiens du nombre de voitures brûlées sont bientôt escamotés des antennes. Plus grave : les violences policières qui se multiplient (matraquages sauvages, passages à tabac dans les commissariats…) sont la plupart du temps passées sous silence. Le 7 novembre 2005, alors qu’à La Courneuve une équipe du « 20 heures » de France 2 filme des policiers tabassant à coups de pied et de poings un jeune gisant au sol, Arlette Chabot, directrice de l’information, bloque la diffusion de la séquence durant près de trois jours, laissant le temps au ministre de l’Intérieur de préparer des éléments de langage justifiant la violence de ses fonctionnaires.
Chirac « le Naze » et Balladur « mon doudou »
Pro-Sarkozy, Arlette Chabot ? Elle le connaît en tout cas très bien. Selon Bruno Roger-Petit, ancien journaliste de France 2 qui deviendra conseiller d’Emmanuel Macron, elle avait pris l’habitude, lors de la campagne présidentielle de 1995, de surnommer Chirac le « naze » et Balladur (dont le porte-parole était Nicolas Sarkozy) « Mon doudou ».
Quand Chabot autorise enfin le « 20 heures » à diffuser quelques images du tabassage, le 10 novembre 2005, David Pujadas commence par rendre hommage au « professionnalisme » des policiers, puis annonce que huit d’entre eux ont été « suspendus ». Le sujet est atténué par une interview du patron de l’IGS (totalement fusionné avec l’IGPN en 2013), la police des polices, qui justifie longuement et sans contradicteur la violence de ses collègues.
À l’occasion, on découvre une autre scène filmée trois jours auparavant par une équipe de la télévision allemande, mais jamais diffusée en France. Menottés et plaqués au sol, deux jeunes y accusent des policiers de les avoir roués de « coups de pied dans la tête ». Excédé, l’un des fonctionnaires lâche alors devant les journalistes allemands : « Regarde la France d’aujourd’hui, regarde cela ! C’est pas beau, ça? » Il aura fallu une nouvelle bavure pour que France 2 se décide à diffuser quelques secondes de ces scènes donnant une petite idée de la violence policière – et des remarques racistes – qui s’abattent alors sur les banlieues. Et encore, en donnant longuement la parole à Nicolas Sarkozy, qui justifiera en plateau la violence de ses policiers.
En route vers la présidentielle
Suite aux émeutes, le ministre de l’Intérieur récolte les fruits de sa stratégie de la tension: sa cote de popularité bondit, comme le montrera notamment Ipsos. Dans la foulée, les industriels des médias continuent de soutenir son ascension politique. Quand TF1 décide de faire un « coup de com » en plaçant le journaliste d’origine martiniquaise Harry Roselmack en vitrine de son « 20 heures », Nicolas Sarkozy est le premier à faire buzzer l’info : « Grâce aux liens qui me rapprochent de Martin Bouygues, je sais qu’il y aura un Noir au 20 heures de TF1 cet été », lâche-t-il le 17 février 2006 lors d’un dîner avec des membres du Club Averroes, un groupe informel de médias promouvant la diversité dans la presse. Quelques mois plus tard, quand il publie son livre Témoignage, Le Point, hebdomadaire de François Pinault (du groupe Kering), lui consacre une troisième couverture souriante en quelques mois. Sur Europe 1 (groupe Lagardère), Jean-Pierre Elkabbach l’invite pour une interview à la complaisance burlesque. Quelque temps auparavant, alors que Nicolas Sarkozy avait pris la tête de l’UMP, Elkabbach l’avait même consulté sur le choix du journaliste de la radio qui suivrait… l’UMP.
« Flatter l’image des amis du patron »
À Paris Match, Olivier Royant, nommé en remplacement d’Alain Genestar, reprend les vieilles habitudes de l’hebdo Lagardère : flatter l’image des amis du patron. En juin 2006, alors que Cécilia Sarkozy est revenue vivre en France « pour tenter de reconstruire sa famille » (pour ne pas plomber le projet présidentiel de son mari, penseront certains), Paris Match publie un reportage photo en Guyane donnant l’impression qu’elle est de nouveau heureuse avec Nicolas Sarkozy. En réalité, l’épouse du candidat souffre le martyre. Et la situation n’est pas non plus facile pour les enfants. Lors de leur retour en France, alors que Nicolas Sarkozy est venu les accueillir en personne sur le tarmac de l’aéroport à leur arrivée d’un long vol en provenance des États-Unis avec Cécilia et Richard à leurs côtés, Louis (8 ans) et Jeanne-Marie (18 ans) refusent de descendre de l’avion : « Pour eux, les États-Unis avaient incarné un paradis, nous a confié un proche. Pour la première fois de leur vie, ils pouvaient sortir sans escorte policière, aller dormir chez des amis, se promener incognito, c’était la liberté ! » Richard Attias, en revanche, payera cash le fait d’avoir osé s’afficher avec l’épouse du ministre de l’intérieur : « Il a perdu la plupart de ses clients », nous racontera une proche. Comme Klaus Schwab, le fondateur du Forum de Davos, qui lui aurait lâché : « Je ne veux plus travailler avec toi ! »
À cette période, il reste néanmoins quelques médias qui osent résister à l’emprise de Nicolas Sarkozy. Comme Canal Plus, dont la maison-mère, Vivendi, est alors dirigée par le chiraquien Jean-René Fourtou. Financée depuis sa création en 1984 par des abonnés attachés à son indépendance, ce premier « Mediapart de la télé » a même fait de la résistance au sarkozysme une culture d’entreprise. Un bref retour en arrière n’est pas inutile pour mesurer l’ampleur de la mise au pas dont va être victime la chaîne cryptée.
la Semaine prochaine: Incontrôlables Guignols