L’ultime secret de l’abbé Pierre
Le fantôme de Klaus Barbie, ou comment l’abbé a été classé « secret défense »

abbé Pierre

Exclusif. Après la révélation par la presse de ses nombreuses frasques sexuelles (il abusait de son statut d’icône morale pour agresser sexuellement des femmes), feu l’abbé Pierre est guetté par de nouvelles révélations. Elles concernent la période de l’occupation.

Mais pourquoi diable le Parti Communiste Français détiendrait-il un dossier « secret » sur l’abbé Pierre ? C’est là en effet, la toute dernière piste vers laquelle s’oriente désormais une partie de la presse pour tenter d’éclairer le passé interdit de l’abbé Pierre, celui qui fut, 17 années durant, la personnalité préférée des Français. Une autorité morale il y a peu encore incontestable, une icône quasi intouchable de la vie médiatique, politique et sociale pendant un demi-siècle.

Un dossier secret sur l’abbé Pierre au PCF ?

Tandis que l’on débaptise à tour de bras, écoles, rues, places, centres Emmaüs, portant le nom de l’Abbé, une véritable fièvre s’est emparée de ceux qui tentent de percer les ultimes secrets du chiffonnier d’Emmaüs. L’Église a bien ouvert ses archives aux journalistes, mais manifestement épurées, et pour l’heure, celles consultables ne font qu’épaissir le mystère. C’est ainsi que Libération (3 octobre) écrit : « Pour y voir clair, faut-il aller chercher dans les archives du Parti communiste ? La question n’a rien de farfelu. Dans les années 50, l’épiscopat français est, en effet, convaincu que son grand ennemi idéologique détient un dossier secret sur l’abbé Pierre. Et redoute par-dessus tout qu’il s’en serve. » Libé poursuit en citant un courrier datant de Janvier 1958 de Mgr Jean-Marie Villot au primat des Gaules, le cardinal archevêque de Lyon, Pierre Gerlier : « Il ne faut pas se dissimuler en effet que tout cela pourra un jour ou l’autre être connu, et que l’opinion serait bien surprise de voir que la hiérarchie catholique a maintenu sa confiance à l’abbé Pierre. Il y a longtemps que le PCF a un dossier à son sujet ».

article Libé abbé Pierre
Libération, 3 octobre 2024.

Et Monseigneur Villot de tirer à nouveau la sonnette d’alarme quelques mois plus tard : « Si l’abbé Pierre était un inconnu, je classerais le dossier, mais devant le grave danger de scandale que comporterait son retour aux activités antérieures, je ne crois pas en conscience pouvoir rester purement passif. […] Je sais par ailleurs de quelle gravité sont les faits qui pourraient remonter à la surface et sur lesquels le Parti communiste possède lui-même une ample documentation ».

L'abbé Pierre rendant hommage à ses compagnons du maquis

L’Église, avec 2000 ans d’histoire derrière elle, n’en est pas à son premier dérapage d’une de ses ouailles culbutant une paroissienne derrière le presbytère, et aussi condamnables soient-elles, les fraques sexuelles d’un de ses prêtres certes fâcheuses, n’ont alors rien de bien d’extraordinaire au sens propre du terme.

Qui plus est, la sensibilité sur ces questions dans les années 50 – bien avant « me too » donc – n’a rien de comparable à ce qu’elle est aujourd’hui, tout comme les dégâts médiatiques (alors beaucoup plus facilement contrôlables) susceptibles de découler de la révélation d’un comportement déplacé. Aucune plainte ne vise d’ailleurs alors l’Abbé. Rien donc qui ne corresponde au ton d’extrême gravité employé par Mgr Villot, un des plus hauts membre du Clergé.

Autre information incompréhensible, en quoi l’inconduite de l’abbé Pierre, ses dérapages – qui n’étaient en réalité qu’un un secret de polichinelle (même si on n’en connaissait pas tous les détails) – aurait-il conduit le Parti Communiste à rassembler une « ample documentation » sur pareil sujet, soit peu ou prou le fait qu’un prêtre s’affranchisse de ses vœux de célibat ou de chasteté ? Certes l’Abbé est un adversaire politique, mais comme on le verra, pas tant que cela…

« Il vaut mieux ne pas parler de cet abbé »

Le cardinal Maurice Feltin, archevêque de Paris, en 1958

De son côté, Le Monde (28 septembre) rappelle, citant une biographe de l’abbé Pierre, que en cette même année 1958, le cardinal Maurice Feltin – alors archevêque de Paris – avait envoyé une lettre au ministre des Anciens Combattants, Edmond Michelet, afin de le convaincre de ne pas attribuer de décoration à l’abbé Pierre : « Laissez-moi vous assurer qu’à l’heure présente, cette distinction est fort inopportune, car l’intéressé est un grand malade, traité en Suisse, dans une clinique psychiatrique, et je pense qu’en raison de ces circonstances fort pénibles, il vaut mieux ne pas parler de cet abbé. »

Lettre cardinal Feltin

Lettre du cardinal Maurice Feltin datant du 27 juin 1958 déconseillant à Edmond Michelet, ministre de la fonction publique, d’accorder la légion d’honneur à l’abbé Pierre (DR)

Un « très gros ménage » dans les archives d’Emmaüs et du PCF

Le Monde évoque par ailleurs « le très gros ménage » qui aurait été effectué dans les archives d’Emmaüs, toujours dans les années 50 : « tout a été méthodiquement expurgé », assure l’historienne Axelle Brodiez-Dolino. La lumière allait-elle enfin jaillir du Parti Communiste, dépositaire présumé de « l’ample documentation » évoquée par Mrg Villot ? Mauvaise pioche et à nouveau chou blanc !

« Ces archives communistes ont été très étudiées, le dossier sur labbé Pierre aurait forcément ressurgi », assure à Libé l’archiviste Pierre Boichu, en charge du fonds du PCF. Même son de cloche du côté de Guillaume Roubaud-Quashie, l’archiviste du PCF de la place du Colonel Fabien où sont supposées reposer la part plus sensible des archives du Parti : « Ce dossier ne dit rien à quiconque », assure-t-il en pointant l’éventualité que si dossier il y avait, il aurait pu être emporté par Roger Garaudy, une figure du PC des années 50 (député, membre du bureau politique) et « intime » de l’abbé Pierre depuis la Libération après qu’ils se soient retrouvés assis, « côte à côte », en 1945 et 1946, lors des deux assemblées Constituantes, selon la légende.

Une proximité qui, de prime abord, relève de la carpe et du lapin. Garaudy, député du Tarn, se targue alors d’être « stalinien de la tête aux pieds ». Au point qu’il passera son doctorat de philosophie à Moscou ! De son côté, Henri Grouès, alias l’abbé Pierre, fils de riches soyeux lyonnais, a certes renoncé à son héritage, mais parachuté à la Libération en Meurthe-et-Moselle, il porte les couleurs du MRP, le parti chrétien démocrate, incarnation d’une certaine droite libérale et bourgeoise. Les deux élus partagent certes un passé glorieux dans la Résistance susceptible d’effacer bien des clivages.

« On va voter l’abbé Pierre »

Des militants communistes en 1947

Le comportement de l’abbé au sein du parti démocrate s’avèrera tout aussi iconoclaste qu’au sein de l’Église. Il adopte des positions très à gauche au point de rallier à lui, publiquement, en plein durant la campagne législative de 1947, le suffrage des militants communistes. C’est ce qui ressort d’une note d’un commissaire de police. Ce fonctionnaire, qui couvre un des meetings de l’abbé en octobre 1945 à Dombasle, en Meurthe-et-Moselle (document) relève que, selon l’usage de l’époque, des militants communistes sont venus lui porter la contradiction mais finissent par s’enthousiasmer : « On va pas voter MRP mais on va voter l’abbé Pierre », explique l’un deux. Situation étonnante que de voir, à l’aube de la guerre froide, des militants du PCF se rallier à ce prêtre qui mène campagne en soutane, un lourd crucifix d’aumônier de marine au cou. Tous les chemins ne mènent-ils pas à Rome ? Mais quid de la légendaire discipline du Parti ?

Rapport de police 1945

Rapport du commissaire de police de Dombasle au préfet de Meurthe et Moselle, 15 octobre 1945 (DR)

En cet immédiat après guerre, L’abbé / député a plus d’une corde à son arc. Ainsi, c’est à lui que l’on doit de porter une singulière proposition de loi déposée en avril 1946 devant l’Assemblée Constituante. Celle d’interdire à toute personne décorée de la Francisque – une breloque que le Maréchal Pétain faisait distribuer à ses soutiens – la possibilité d’être élu député. Au même moment, un certain François Mitterrand, candidat « socialiste indépendant », amorce sa carrière législative. Si la proposition de l’abbé avait été gravée dans le marbre, François Mitterrand n’aurait sans doute jamais été président de la République une trentaine d’années plus tard, en 1981.

L’anticommunisme « virulent » de François Mitterrand

Pour l’heure, le futur fossoyeur du PCF se distingue précisément sur l’échiquier politique par un anticommunisme virulent. Comme en témoigne cet échange en 1949 lors d’une cantonale dans la Nièvre, qui oppose François Mitterrand au communiste Jules Bigot :

– Jules Bigot : Pour l’instant, môssieur Mitrand, vous avez une grande gueule, mais quand les Russes seront à Toulon, vous la fermerez !

– François Mitterrand : Je me présente dans un canton très dur, je le sais, répond Mitterrand. Je l’ai choisi pour battre un communiste. Cela en fera un de moins !

– Jules Bigot : Je passerai comme une lettre à la poste

– François Mitterrand : La poste est fermée le dimanche !

(source François Mitterrand et la Nièvre / Jean Vigreux – Presses universitaires de Rennes / 2023)

Quoi qu’il en soit, les relations entre l’abbé Pierre et François Mitterrand, ces deux figures hors du commun de la France d’après-guerre, seront toujours exécrables. Ainsi, en 2001, au faîte de sa gloire, l’abbé Pierre réussira-t-il à faire Jeter Jean-Christophe Mitterrand en prison en accusant ce dernier d’être complice du génocide au Rwanda…

Le scandale Garaudy

Mais l’iconique abbé n’était peut être pas aussi intouchable qu’il n’y paraissait. Dans les années 1990, les liens d’amitié puissants qui l’unissent à Roger Garaudy, son ancien ami député du PCF, sont à l’origine d’une première fissure majeure dans sa réputation. Traumatique, l’épisode va faire vaciller l’indéboulonnable personnalité préférée des Français. En 1996, Garaudy, qui a entre-temps été exclu du PCF, publie un ouvrage intitulé « Les mythes fondateurs de la politique israélienne ». Il y remet en cause la Shoah, nie le projet d’extermination de Hitler à l’encontre des Juifs, nie l’existence des chambres à gaz, nie le génocide… Le livre est publié à compte d’auteur, et s’il fait l’objet très vite de poursuites judiciaires, il n’a pour ainsi dire aucun écho dans l’opinion.

S’il va finir par connaître une notoriété internationale, c’est parce que devant les tribunaux, l’abbé Pierre va apporter son soutien à Garaudy. Cité par Maître Vergès, il accepte de témoigner à la barre de la XVIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris en faveur de Garaudy et de son brûlot. Et de dénoncer en prime, urbi et orbi, le « lobby sioniste international » !

Le tollé est immense. Un tsunami médiatique. Les pressions qui s’exercent sur l’abbé Pierre pour qu’il se rétracte sont considérables. Rien n’y fait, l’abbé Pierre ergote, dit qu’il n’a pas lu entièrement l’ouvrage, qu’il n’est pas d’accord sur tout… Il plie mais ne rompt pas et refuse de renier son ami de trente ans, son « compagnon de route » Roger Garaudy. Face à son obstination, les sanctions ne tardent pas à pleuvoir. Il est très vite exclu du comité d’honneur de la Licra et au classement du JDD, il chute bientôt à la seconde place derrière le commandant Cousteau.

Aujourd’hui encore, il reste difficilement compréhensible que l’abbé Pierre ait engagé son immense crédit par « amitié » dans cette folle aventure qui se soldera en 1998 pour Garaudy par une interdiction de son livre en France, assortie d’une condamnation pour « contestation de crimes contre l’humanité ». Mais le mal est fait. À l’aube des années 2000, une page dans la légende de l’abbé Pierre s’est indiscutablement tournée.

On ne peut exclure qu’elle se fut tournée plus tôt, si là encore, d’autres archives n’avaient pas été elles aussi, soigneusement expurgées. Des archives « secret défense » cette fois, et aujourd’hui révélées pour la première fois dans leur intégralité.

Klaus Barbie, un revenant bien encombrant

En janvier 1983, ressurgit le Fantôme de Klaus Barbie. Le « boucher de Lyon », ex-chef de la section IV de la SIPO-SD de Lyon (police de sécurité de la Gestapo), considéré comme l’assassin de Jean Moulin et le responsable de la déportation de milliers de Juifs, est démasqué en Bolivie. Il va en être extradé vers la France le 5 février 1983, pour être incarcéré à Lyon, dans la prison de Montluc.

L’arrestation et l’exfiltration de Barbie ont été pilotées dans le plus grand secret depuis l’Élysée par François Mitterrand, son ministre de la Défense Charles Hernu et un célèbre chasseur de nazis, l’avocat Serge Klarsfeld. Pour la première fois, va se tenir en France un procès pour « crime contre l’humanité ». Celui-ci s’ouvrira 4 ans plus tard, le temps de l’instruction… Un magistrat instructeur est donc désigné. Ce sera le juge Christian Riss. Il faut aussi un avocat à Barbie. Dans un premier temps, c’est le bâtonnier de Lyon qui est retenu.

Saluée unanimement, l’irruption brutale de ce fantôme tout droit sorti de la seconde guerre mondiale va rapidement poser à François Mitterrand des problèmes qui n’avaient manifestement pas été anticipés. Qui va-t-on juger ? Le criminel contre l’humanité, auteur présumé de la déportation d’enfants juifs à Izieu ? L’assassin de Jean Moulin ? Le chef de la Gestapo toujours présumé détenir maints secrets sur la « collaboration », ou les « trahisons » de la Résistance ? Autant de questions qui vont s’avérer encore plus délicates à gérer quand le célèbre avocat Jacques Vergès déboule sans crier gare pour épauler le bâtonnier de Lyon dans la défense de Klaus Barbie.

Mitterrand et les fantômes de la collaboration

Venu comme simple renfort, « l’avocat du Diable » se retrouve rapidement seul et unique conseil du « bourreau de Lyon ». Fidèle à sa stratégie de « défense de rupture » matinée d’une dose de scandale, Vergès commence par déposer une demande de mise en liberté de son client… Il annonce surtout son intention de saisir l’occasion de ce procès pour faire la lumière sur les circonstances de l’arrestation de Jean Moulin à Caluire en 1943. Cette question de la vérité sur Jean Moulin, que tout le monde réclame depuis 40 ans, oppose alors Jacques Vergès aux voix de plus en plus nombreuses qui l’accusent de vouloir salir la résistance.

Dans ce contexte politiquement inflammable, la justice risque de demander la déclassification de certaines archives « confidentiel défense ». Au risque que Jacques Vergès y ait accès. Les noms de français ayant collaboré avec les allemands, voire trahi la résistance risquent-ils d’être révélés? Robert Badinter, le garde de Sceaux de François Miterrand, fixe alors les limites du procès : « les seuls dossiers dont la cour aura à s’occuper, ce sont les actions menées contre les Juifs par la police allemande. (…) discuter de l’arrestation et de la mort de Jean Moulin, c’est discuter de l’histoire réelle et diriger la lumière sur des évènements obscurs ». Vergès réplique en promettant des révélations. Celles concernant Lucie Aubrac, figure de la résistance Lyonnaise, lui vaudront une condamnation en diffamation.

Dans ce contexte d’extrême tension, en décembre 1983, le ministre de la Défense Charles Hernu, sous l’autorité directe de François Mitterrand, fait remonter en toute hâte les archives de la DGSE sur l’affaire Barbie et les activités de la Gestapo à Lyon en général.  Et ce avant même que la justice n’y accède.

En tout, quatre cartons et une synthèse historique, soit environ 280 dossiers qui, semble-t-il, dormaient sous la poussière depuis un demi-siècle, sans jamais avoir été exploités. Se pose aussitôt la question de savoir ce que Jacques Vergès pourrait y découvrir si par hasard ils étaient transmis à la justice. Tous ces documents relèvent du « secret défense » et seul le grand patron de la DGSE dispose de l’autorité suffisante pour les faire sortir du Service. Une procédure exceptionnelle. C’est d’ailleurs la signature de l’amiral Pierre Lacoste, patron de la DGSE, qui figure sur le « bordereau d’envoi extérieur » de ces archives ultra secrètes, en date du 16 décembre 1983. Les cartons sont remis en mains propres à leur destinataire le même jour, comme l’atteste de nouveau la signature figurant sous la mention « émargement du destinataire » : Charles Hernu, le ministre de la défense.

Les informations « très dangereuses » de la DGSE

Hernu missionne alors l’un de ses collaborateurs, le conseiller technique Olivier Renard-Payen pour effectuer un rapide premier sondage parmi ces documents. Signe que le contenu des archives de la DGSE préoccupe l’Élysée, cette première exploration fait aussitôt l’objet d’une note confidentielle rédigée par Charles Hernu à l’attention de François Mitterrand. Le ministre rappelle que « la communication de ces archives est demandée par le juge d’instruction Riss », mais « que les pièces qui lui seraient transmises devraient être versées au dossier et, par conséquent, communiquées à l’avocat de Barbie ». Or, souligne Hernu, ces cartons recèlent des « informations très dangereuses » et « il est difficile, en l’absence de véritable « expert de la résistance », de mesurer le degré de nocivité de certaines pièces ».

Pour illustrer cette difficulté, le ministre évoque quelques exemples qui ont déjà attiré l’attention de son conseiller juridique, exemples qu’Hernu qualifie de « symptomatiques » :

« M. Renard-Payen a dit au colonel Singlant que, pour l’instant, il n’était pas question de communiquer la moindre pièce à l’avocat et que des instructions seraient données ultérieurement à l’amiral Lacoste (alors patron de la DGSE, ndlr). »

Ces instructions, nous les connaissons déjà. Même la DGSE ne paraît plus un endroit assez sûr pour conserver ces documents. Ordre est donc donné de transférer immédiatement l’ensemble de cette documentation composée d’originaux au ministère de la défense.

Une semaine avant que ce transfert ne soit effectif, le 9 décembre 1983, Renard-Payen, le conseiller technique, adresse une nouvelle note, plus complète, à Charles Hernu sur ce que contiennent ces archives. Il s’inquiète manifestement que des noms de collaborateurs des nazis puissent y être mentionnés.

OBJET : Archives sur l’affaire Barbie et la Gestapo de Lyon détenues par la D.G.S.E. (provenant du B.C.R.A. : Bureau Central de Renseignement et d’Action : Services spéciaux rattachés à l’Etat-Major particulier du Général De Gaulle).

Je suis retourné à la D.G.S.E. hier et ai pu examiner une bonne partie des archives (après élimination de ce qui ne concernait pas directement le sujet, il reste 4 cartons, d’un poids total de 3 ou 4 kgs). Parmi les agents Français ayant travaillé pour les services de renseignements allemands, je n’ai relevé que trois nouveaux noms particulièrement marquants :

Mme Vaillant-Couturier, avec les précisions suivantes : « Veuve d’un Député communiste – a travaillé pour la S.D en France, maîtresse d’un Allemand qu’elle avait suivi en Allemagne – avait la réputation d’un agent de très grande classe – 40 à 50 ans –bien conservée ».

Pierre (Abbé) : « 28-30 ans – 1m70 –agent de la S.D. Lyon au service de KAMPF (adjoint de BARBIE) – cheveux noirs – corpulence moyenne – portait un béret basque ». (Ce n’est peut-être pas le célèbre Abbé PIERRE, mais celui-ci était de Lyon, et l’âge concorde… il y a là, à tout le moins, une équivoque que Me Vergès ne manquerait pas d’exploiter).

Les noms de Mme Vaillant-Couturier et de l’Abbé Pierre sont cités dans la procédure suivie à la Libération contre LECUSSAN, officier de marine français, qui a participé à l’exécution de Victor BASCH. Il y a, par ailleurs, beaucoup d’autres noms d’agents connus (poursuivis, condamnés, exécutés après la Libération). Enfin, l’aviateur COSTES est mentionné sur une liste comme un agent de renseignement des Allemands en matière militaire, particulièrement vénal. Diverses pièces font état de la culpabilité d’Hardy et d’une tentative d’empoisonnement effectuée à son encontre par Mme AUBRAC. Il est également indiqué que le lieutenant (XXX) (arrêté lors de la réunion chez le Dr DUGOUGEON) a dit aux Allemands tout ce qu’il savait pour éviter la torture. Enfin, à propos de l’interrogatoire de BARBIE en 1948 par la sûreté française, il est précisé que « l’entrevue avec BARBIE a été facilitée au maximum par les services américains » et qu’il faut leur faire connaître que leur agent* ne sera plus contacté. Le Colonel SINGLANT m’a indiqué qu’en dehors de la D.G.S.E., il pouvait exister des archives sur BARBIE à la D.S.T., aux R.G. ; et à la D.G.G.N. ou dans des dépôts privés constitués par les chefs de réseau (en ce qui concerne ces derniers, il pense qu’ils ne livreront pas spontanément les pièces qu’ils détiennent, sauf comme moyen de défense s’ils sont mis en cause). Les cartons pourront être acheminés sans problème soit à la Défense, soit à l’Elysée, si ce transfert est ordonné. J’ai redit au Colonel SINGLANT que rien ne devait sortir sans instructions formelles. Ma conclusion est que l’on devrait pouvoir sélectionner (avec précaution) un certain nombre de pièces susceptibles d’être communiquées, si l’on estime politiquement nécessaire de ne pas opposer au juge d’instruction un refus total.

Olivier RENARD-PAYEN.

Note secrète du conseiller juridique Olivier Renard-Payen à Charles Hernu (ministre de la défense) du 9 décembre 1983 (DR)

« Ce qui compte, ce n’est pas la vérité »

Charles Hernu à François Mitterrand

Les tribulations de ces archives sont loin d’être terminées et dureront encore plusieurs années. En effet, Charles Hernu affirme avec force et à plusieurs reprises, et notamment dans une note manuscrite à François Mitterrand datée du 12 décembre 1983, que « Dans ce dossier, ce qui compte, ce n’est pas la vérité mais l’exploitation qui peut être faite de ce qui est écrit ». (souligné par Charles Hernu)

Note manuscrite de Charles Hernu conseillant le 12 décembre 1983
Note manuscrite de Charles Hernu conseillant le 12 décembre 1983 au président François Mitterrand de ne pas remettre à la justice les archives « Barbie » de la DGSE (DR)

Fort de cette conviction, Charles Hernu met la main sur les 4 kgs d’archives « secret défense » et les fait un temps disparaître. Il faudra beaucoup de volontarisme pour que son successeur au ministère de la Défense, André Giraud, parvienne à les récupérer en 1988 (!) et à les remette à la DGSE où vraisemblablement elles sommeillent toujours.

Courrier de André Giraud réclammant le dossier secret de la DGSE à charles Hernu, le 25 janvier 1988 (DR)

Charles Hernu indiquant à andré Giraud le 3 février 1988 pourquoi il a escamoté le dossier « Barbie » (DR)

Elles vont toutefois resurgir – presque intégralement – en 2001 sous la plume du Capitaine Barril dans un ouvrage intitulé « Les archives secrètes de l’Élysée ». Publié chez Albin Michel, le livre est tiré à 20 000 exemplaires, mais ne rencontre quasiment aucun écho. Même les journalistes proches du turbulent ex-gendarme de l’Élysée (dont l’avocat se trouve être Jacques Vergès) qui se résolvent à chroniquer le livre, se gardent d’évoquer la façon dont François Mitterrand a fait escamoter le dossier Barbie qui dormait dans les archives de la DGSE.

L’éditeur, lui, a fait le choix de zapper cet « Abbé Pierre » mentionné comme agent de la police allemande et figurant dans les archives du BCRA (services secrets gaullistes) pendant la guerre. « Trop lourd à digérer », juge Albin Michel non sans quelques bonnes raisons, tout en déplorant l’absence de biographie sérieuse de Pierre Grouès.

Livre Capitaine Barril « Les archives secrètes de Mitterand ».
Version 1.0.0

En 2010, un ancien cadre de la DGSE, Pierre Siramy « révèle » à son tour le dossier « distrait » par Charles Hernu et y consacre un chapitre entier dans son livre « 25 ans dans les services secrets » (Flammarion, Paris, 2010). Tout un chapitre. Lui non plus ne souffle mot de la présence de l’Abbé dans le dossier. En revanche il s’attarde longuement sur le cas de Marie-Claude Vaillant-Couturier, figure de la Résistance et du Pari Communiste après la guerre. L’auteur affirme avoir été chargé par la DGSE d’élucider son cas.

On comprend qu’à la libération, la résistante communiste a été accusée par Joseph Lecussan, chef de la Milice à Lyon, d’avoir été un agent du SD « de grande classe » (Le service de renseignement de la Gestapo, ndlr). Mais que valent les accusations de l’ancien milicien jugé et condamné à mort à la Libération pour ses nombreux crimes ? Au terme de son enquête, l’homme de la DGSE dit ne pas être parvenu à conclure dans un sens ou dans l’autre.

Livre Pierre Siramy, DGSE

Dans les années 2000, un journaliste de VSD au fait du dossier, prend contact avec un prêtre – go-between – entre l’abbé et les médias. Sans sourciller ni paraître surpris, le prêtre note soigneusement les questions que VSD souhaite poser à l’abbé Pierre sur le procès Barbie et les soupçons contenus dans les archives du BCRA. Il promet de transmettre et de rappeler. Il ne le fera jamais.

Le fait de figurer sur un fichier de police ou d’un service secret n’implique en rien une présomption de culpabilité. L’abbé Pierre est sorti de la guerre avec la croix de guerre avec palmes pour ses actions dans la Résistance, et jusqu’à présent, personne n’a mis en doute ses actions en faveur des Juifs, du frère du général de Gaulle, des maquisards de Malleval.

Quand l’abbé Pierre sauvait le frère du général de Gaulle

L’épisode, avéré, au cours duquel l’abbé allait participer avec succès à l’exfiltration de Jaques de Gaulle, frère du Général, (un homme malade et paralytique) vers la Suisse dans la nuit du 9 au 10 Novembre 1943, à travers des barbelés patrouillés par la Wehrmacht n’est évidemment pas anodin.
C’est là un fait d’arme qui n’ a pu échapper à Charles de gaulle et qui éclaire vraisemblablement la suite de la carrière de l’Abbé que ce soit à Alger, puis au ministère de la Marine, enfin à l’Assemblé Nationale. On peut y trouver l’explication du soutien que l’abbé Pierre trouvera lors du lancement d’Emmaüs, en 1949. Notamment de la part d’André Philip, un cadre clé du mouvement gaulliste. Député socialiste de Lyon avant guerre, il était devenu à Londres « commissaire » (c’est à dire ministre de l’intérieur) du Général, mais aussi patron du BCRA. Or ce sont ces mêmes archives du BCRA qui désignent l’ abbé Pierre comme un agent du SD…

On sait aussi que le célèbre abbé a été arrêté par la Gestapo en mai 1944 à Cambo-les-Bains dans les Pyrénées, et qu’il s’est évadé dès le lendemain pour passer en Espagne. Il aurait été arrêté et se serait évadé une seconde fois, selon ses affiches électorales, au lendemain de la guerre.

Ce qui ressort de cette longue saga autour de ces archives interdites du procès Barbie, c’est que tant l’Église que le Parti communiste Français ont inévitablement eu à connaître des accusations portées contre l’abbé Pierre et Marie-Claude Vaillant Couturier par l’ancien milicien Joseph Lecussan. Auraient ils eu un intérêt bien compris à faire silence sur l’épisode dans une alliance inhabituelle entre la faucille et le goupillon ?

Une telle hypothèse donnerait du sens aux lourdes inquiétudes du Haut clergé français dès les années 50 (il évoquait une « très grave faute morale »). Elle viendrait aussi expliquer que la « large documentation » sur l’abbé Pierre détenue par les archives secrètes du PCF se soit évaporée, tout comme celles récupérées en 1983 par Charles Hernu auprès de la DGSE.

Note : SD abréviation der Sicherheitsdienst des Reichsführers SS , service de la sécurité du Reichsführer-SS. Le SD avait pour mission de detecter les ennemis du IIIème Reich avec des pouvoirs quasi absolus.

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