Le baron noir d’Areva
Le comte de Montessus au coeur de l’affaire Uramin (1-2)

Marc Endeweld

Sebastien de Montessus, ancien d’Areva et désormais patron de Endeavour mining, inaugurant une mine d’or en Côte d’Ivoire le 9 mai 2019 (photo ISSOUF SANOGO / AFP)

Le rachat en 2007 par Areva (l’ancien groupe nucléaire français fondé par Anne Lauvergeon) de gisements d’uranium en Centrafrique continue de réserver de nombreuses surprises. La justice a ouvert deux informations judiciaires, la seconde portant sur des soupçons d’escroquerie et de corruption lors de l’acquisition d’Uramin. Sébastien de Montessus, ancien patron du secteur minier d’Areva, se trouve au centre d’investigations judiciaires dont Off Investigation révèle la teneur. Parmi les découvertes des policiers : une partie de l’argent d’Areva a été reversée à une société liée à Patrick Balkany !

Dans ce dossier complexe, qui a déjà connu de multiples rebondissements, la justice s’intéresse plus particulièrement à un personnage peu connu du grand public, le comte Sébastien de Montessus, patron de la Business Unit Mines d’Areva entre 2007 et 2012. Surnommé le « baron noir » d’Areva, cet ancien bras droit d’Anne Lauvergeon s’était ensuite opposé à elle. Sébastien de Montessus a été mis en examen le 29 mars 2018 pour « corruption dagent public étranger », « corruption privée », et « abus de confiance », sur des faits qu’il conteste vivement. Quatre ans plus tard, la brigade financière de Paris a rendu à la juge d’instruction Anne de Pingon une partie de ses conclusions dans un rapport fouillé de 55 pages. Les policiers y emploient des mots très durs à l’égard de Sébastien de Montessus et, démontant ses arguments de défense, multiplient les soupçons.

Daté du 2 décembre 2022, et co-signé par le chef de la brigade financière,  ce document expose l’« enquête concernant la gestion des actifs miniers du groupe Areva détenus en République centrafricaine suite à lacquisition dUranim en 2007 ». Off investigation a pu consulter en intégralité cette pièce supplémentaire du dossier tentaculaire Uramin.

60 millions deuros pour un intermédiaire belge

Ce chapitre de l’affaire concerne la Centrafrique, où Uramin détenait un gisement d’uranium près de Bakouma. Immédiatement après le rachat de la société minière, Areva se retrouve face à de nombreuses difficultés avec les autorités locales. Le président du Centrafrique de l’époque, François Bozizé, fait savoir qu’il ne reconnaît pas les effets juridiques de l’OPA d’Areva sur Uramin et que les droits miniers d’Uramin ne lui appartiennent pas !

En parallèle de ce bras de fer avec les autorités centrafricaines, le groupe français s’engage pourtant dans le rachat de permis miniers dans le secteur de Bakouma pour tenter d’augmenter la rentabilité du gisement originel, ce qui est classique dans le secteur des mines. Sauf que les investigations constatent de nombreuses irrégularités. Les enquêteurs concluent ainsi leur rapport : « La gestion de cet actif et les difficultés rencontrées par Areva avec les autorités locales sont à lorigine de paiements largement indus en direction de comptes publics de la République Centrafricaine mais également vers un intermédiaire, M. George Forrest, sous couvert de rachat de permis miniers ».

Et les policiers d’ajouter : « Une partie des sommes payées à cet homme d’affaires fut rétrocédée à des individus proches du pouvoir centrafricain (dont M. Fabien Singaye conseiller spécial du président Bozizé) ». Au total, 60 millions d’euros ont été versés par Areva entre 2009 et 2010 à George Forrest, un entrepreneur belge présent en République Démocratique du Congo, notamment dans le secteur minier.

Selon les informations de Off Investigation, c’est bien sur ce dossier centrafricain que Georges Forrest a été mis en examen dans ce second volet de l’affaire Uramin pour « recel d’abus de confiance », « recel d’abus de bien social » et « corruption ».

Des amitiés utiles avec des proches de Nicolas Sarkozy

À l’origine, Forrest commence à travailler auprès d’Areva sur ce dossier centrafricain par l’intermédiaire de Sébastien de Montessus « qui connaissait des gens à l’Élysée », témoigne auprès des enquêteurs Daniel Wouters, ancien responsable du développement et des acquisitions de la division Mines d’Areva, lui aussi mis en examen sur ce volet de l’affaire pour complicité de « corruption dagent public étranger », « abus de confiance » et « corruption privée ». Si l’on en croit Daniel Wouters, c’est « Patrick Balkany qui a ensuite donné à Sébastien de Montessus le contact de George Forrest ». Patrick Balkany, rappelons-le, est un ami de toujours de Nicolas Sarkozy et une figure des réseaux de la Françafrique.

Durant le quinquennat Sarkozy, Sébastien de Montessus avait l’habitude de fréquenter Bernard Squarcini et Claude Guéant. À l’époque, le patron de la division Mines d’Areva avait ses entrées à la cellule diplomatique de l’Élysée : Montessus est un proche de Damien Loras, jeune et ambitieux conseiller Asie centrale, Russie et Amériques, et d’Olivier Colom, sherpa adjoint, lequel a depuis rejoint le conseil d’administration d’Endeavour Mining, tout en se mettant à son compte comme consultant. C’est que son ami Sébastien de Montessus est depuis 2012 le PDG de la société minière Endeavour Mining – située à Londres, spécialisée dans l’extraction d’or, et dont l’actionnaire principal est le milliardaire égyptien Naguib Sawiris, proche de la droite française.

Deux versements douteux à une société liée à Patrick Balkany

À l’époque, la collaboration entre George Forrest et Areva débute après des accords passés entre 2008 et 2009 entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire français, dont les termes interrogent les policiers comme Off Investigation le détaillera dans un prochain article. Si George Forrest était censé récupérer de nouveaux permis miniers en Centrafrique pour le groupe nucléaire, la Brigade financière a découvert au cours de ses investigations de nombreuses « rétrocessions » effectuées par l’intermédiaire.

Parmi celles-ci, deux paiements de 2,5 millions de dollars, soit 5 millions de dollars, effectués les 18 et 28 juin 2009 par George Forrest à une société panaméenne dénommée Himola disposant de comptes bancaires à Singapour et liée à Patrick Balkany. « Himola Cie Corp dont les investigations dans un dossier distinct permettaient d’établir qu’elle était liée de manière indirecte à Patrick Balkany », précisent les policiers dans leur rapport. Une indication d’importance, car la société Himola Cie Corp, ses comptes à Singapour, et ces virements de 5 millions de dollars se sont retrouvés au cœur du procès des époux Balkany en juin 2019. La justice avait condamné lourdement les deux élus de droite pour blanchiment et fraude fiscale, décision confirmée en appel.

Une partie de ces 5 millions ont permis aux époux Balkany d’acquérir indirectement une luxueuse villa à Marrakech. Lors du procès, les juges avaient estimé que la somme correspondait à une commission due à Patrick Balkany pour avoir permis un projet d’exploitation d’uranium en Namibie. L’élu avait nié tout en bloc. Manifestement, cet argent provient du projet minier d’Areva en Centrafrique et des millions que le groupe nucléaire avait alors donné à George Forrest.

Off Investigation a contacté l’un des avocats de Patrick Balkany pour savoir si l’ancien maire de Levallois souhaitait réagir : « zéro commentaire de mon client », a-t-il répondu. De son côté, l’avocat parisien de George Forrest rappelle à Off que « les deux virements de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola de Monsieur Balkany à Singapour auxquels vous faites référence ont été jugés comme parfaitement réguliers et légaux par la justice française, au tribunal et devant la Cour dappel de Paris ». Quant aux éléments apportés par la brigade financière, c’est-à-dire la liaison entre l’argent touché par George Forrest pour sa mission en Centrafrique et les deux transferts  de 2,5 millions de dollars sur le compte Himola, l’avocat de George Forrest les qualifie « dallégations fausses » et « fantaisistes », rappelant que la justice avait déjà considéré que ces versements provenaient d’une commission légale liée à un projet d’exploitation d’uranium en Namibie.

Des fonds pour l’acquisition d’un voilier de 30 mètres

Mais ce n’est pas la seule surprise de l’enquête de la brigade financière. Toujours selon le rapport des policiers, « en 2010 une partie du dernier paiement de 10 millions deuros dAreva NC [la partie du groupe nucléaire spécialisé dans le cycle du combustible, ndlr] à M. Forrest a servi au financement dun projet dacquisition de bateau dans lequel M. Sébastien de Montessus avait un intérêt  ».

Le yacht s’appelle le Cape Arrow, d’une valeur estimée de 7,5 millions d’euros. L’exploitation du disque dur saisi en perquisition chez Sébastien de Montessus a permis la découverte de documents mettant en évidence le rôle de l’intéressé, à compter de juillet 2010, dans l’acquisition de ce luxueux voilier de trente mètres construit par l’entreprise sud africaine Southern Wind Shipyard ltd. Comme l’a révélé Médiapart, Sébastien de Montessus y séjourne gratuitement avec sa famille en juillet 2012 pour une semaine de croisière après son départ du groupe nucléaire. Mais depuis, les policiers ont découvert qu’une partie de l’argent qu’Areva a versé à George Forrest dans le dossier centrafricain a bien servi à financer la construction de ce yacht. Il s’agit d’un acompte de 750 000 euros versé en septembre 2010 au chantier naval sud africain, via une société financière Helin International au coeur du scandale des « Dubai papers » révélés par l’Obs.

À ce sujet, les policiers n’hésitent pas à parler dans leur rapport d’une « rétrocommission ». Car Helin International a été « précisément celle qui fut destinataire » d’une somme de 1,5 millions d’euros payée par George Forrest en juin 2010, « grâce à la trésorerie de 10 millions deuros payée par Areva NC le 18 janvier 2010 ». L’enquête a par ailleurs établi que Sébastien de Montessus avait été le seul interlocuteur et négociateur du chantier naval.

Ainsi, l’intéressé a négocié au départ l’acquisition du yacht pour le compte d’Haddis Tilahun, un homme d’affaires namibien qui s’est par la suite désisté subitement sans raison précise. Puis la société Helin International s’est proposée d’acquérir le yacht, et a versé un acompte avant elle aussi de se raviser (l’acompte a été conservé par le chantier naval). Les policiers remarquent au final que le yacht a été « cédé en dernier lieu à un trust irlandais susceptible de correspondre à la société Tushar Shopping Limited » et écrivent que « la suite des investigations permettait de recueillir plusieurs déclarations confirmant que M. Sébastien de Montessus, en 2010, agissait dans son intérêt personnel, exclusif ou partagé avec M. Haddis Tilahun et George Forrest ».

Interrogé le 6 novembre 2018 par les policiers, Sébastien de Montessus confirme son intérêt dans l’acquisition du bateau, et fait état de l’accord de Haddis Tilahun pour acheter le yacht seul puis avec d’autres partenaires, enfin plus du tout, et ajoute avoir sollicité George Forrest pour prendre en charge une partie du prix d’acquisition.

Aujourd’hui contacté par Off Investigation, l’avocat parisien de Sébastien de Montessus s’est refusé à tout commentaire sur une instruction en cours. Off a également pu échanger avec une partie de l’entourage de l’ancien patron des Mines d’Areva, entourage qui s’étonne d’« un rapport de la brigade financière qui ne prend pas en compte la réalité de la vie dune entreprise » et qui rappelle que « tout a été fait dans les règles de compliance en Centrafrique par la direction dAreva ».

Sur ces derniers éléments de l’enquête policière, l’avocat de George Forrest se refuse également à tout commentaire. Mais selon les informations de Off, un rapport sur les permis détenus par George Forrest en Centrafrique, finalisé le 7 décembre 2020 par l’expert Keith Spence, a été versé au dossier d’instruction. Ce rapport, demandé à l’origine par l’homme d’affaire belge, tente d’expliquer que les permis que ce dernier détenait constituait une « valeur spéciale ». Ce que contredisent les policiers dans leur rapport.

10 millions deuros pour un permis « sans valeur »

Dans leur enquête, les policiers de la Brigade financière s’intéressent aussi aux conditions du versement par Areva en janvier 2010 de 10 millions d’euros supplémentaires à George Forrest. « Ce dernier paiement au profit de M. Forrest permettait de servir divers intérêts personnels », constatent les enquêteurs. Dans le cadre des négociations entre l’homme d’affaires belge et le groupe nucléaire, George Forrest est « vraisemblablement en position de force », et se sent « soutenu par Sébastien de Montessus », comme ils le rapportent également.

En interne chez Areva, ces 10 millions d’euros sont justifiés par l’achat d’un permis minier supplémentaire dénommé « Bakouma Sud » qui est pourtant « non désiré et sans valeur », critiquent les policiers. Dans un courriel du géologue d’Areva, Jean-Pierre Milesi, datant du 30 septembre 2009, le permis Bakouma Sud est décrit sans « aucun intérêt ». Ce n’est pas le seul cadre d’Areva sceptique à l’automne 2009. Malgré les critiques, le dossier finit par aboutir. Le 15 décembre de cette année-là, il est indiqué dans une présentation Powerpoint que l’acquisition du permis Bakouma Sud « pourrait continuer à sécuriser une partie substantielle de la zone de Bakouma et atteindre son objectif de taille critique ». Étrangement, aucune donnée chiffrée relative aux ressources en uranium n’est fournie à l’appui de cette affirmation.

Une note préparée par Daniel Wouters intitulée « amendement au contrat Areva-Groupe Forrest : acquisition d’un permis supplémentaire en RCA » est envoyée le 20 décembre par mail par Sébastien de Montessus à différents cadres de la BU Mines avec ce commentaire : « Sujet bien évidemment “touchy”, sur lequel je compte sur votre discrétion… » Puis le lendemain, il l’envoie à Jacques Peythieu, haut cadre de la division Mines,  avec ce mot : « Je propose que l’on se voit dans la journée pour en discuter et te donner tout le background “complexe” de ce sujet ». Ce mail suscite l’étonnement de Jacques Peythieu qui répond le jour même qu’il ne voit pas l’urgence à verser 10 millions de dollars supplémentaires pour récupérer un permis d’exploration. Différents cadres, notamment à la direction financiere de la BU Mines, expriment leur étonnement, leurs réserves ou leur opposition à l’opération.

Un avenant au contrat malgré les réserves de cadres d’Areva

Les policiers découvrent que Sébastien de Montessus a alors insisté auprès de ses équipes pour ajouter quelques slides Powerpoint « avec des données chiffrées improvisées et hypothétiques » pour obtenir « laval du management dAreva NC » afin d’acquérir le permis Bakouma Sud. « Il nest pas dusage de faire un business plan alors quon na pas fait les sondages permettant destimer les ressources économiques. Le tonnage espéré sur ces extensions navait pas de réalité physique », cingle Jacques Peythieu lors de son audition devant les policiers.

Avec tous ces éléments, les policiers de la Brigade financière n’hésitent pas à conclure leur rapport en chargeant Sébastien de Montessus : « Finalement, il apparait au vu des développements qui précèdent, quen 2009, M. De Montessus a usé de toute sa persuasion auprès des instances dirigeantes dAreva pour faire acheter auprès de M. Forrest un permis minier supplémentaire et surtout non véritablement recherché, au prix de 10 millions deuros. Avec les fonds obtenus, M. Forrest a financé lacompte de 750 000 euros destiné au chantier naval qui devait vendre le Cape Arrow à M. De Montessus et des associés sollicités par le directeur de la branche Mines dAreva ».  

De fait, en dépit des réticences internes et de l’absence de justification économique à acquérir ce permis, un avenant au contrat entre George Forrest et Areva est bien signé le 30 décembre. Le 18 janvier 2010, Areva verse les 10 millions d’euros sur le compte personnel de George Forrest ouvert en Suisse. Sébastien de Montessus obtient pour cela le 12 janvier une délégation de signature de Didier Benedetti, directeur général délégué d’Areva NC.

Quelques semaines plus tôt, en décembre, Areva avait reçu un courrier du ministre des Mines de la République centrafricaine, rendu public par Africa Mining Intelligence, dans lequel le groupe français était mis en demeure de débuter la phase d’exploitation du projet Bakouma en 2010 conformément aux engagements pris. « Année 2010 dont nous précisons qu’elle correspondait aux élections présidentielles en Centrafrique », écrivent à ce propos les policiers de la Brigade financière. Parmi les différentes « rétrocessions » effectuées par George Forrest, beaucoup d’entre elles concernent la Centrafrique…

Marc Endeweld

À suivre, le second volet de notre enquête