Kohler en difficulté
(Exclusif) Ces mails de Julien Denormandie qui fragilisent la défense du secrétaire général de l’Elysée (2-2)

Marc Endeweld

Le président Emmanuel Macron et Julien Denormandie, alors ministre du logement et de la ville, à l’Elysée le 25 février 2020 (Photo Ian LANGSDON / POOL / AFP)

Lors de son audition, que off Investigation a pu consulter en exclusivité, les juges d’instruction ont posé de nombreuses questions à Alexis Kohler sur ses précédentes fonctions aux cabinets de Pierre Moscovici et d’Emmanuel Macron à Bercy. Car les faits recueillis par l’enquête montrent qu’ils n’existaient pas de déport effectif sur les sujets MSC, ce qui fragilise la défense du secrétaire général de l’Elysée. 

Durant les quinze heures d’audition d’Alexis Kohler en septembre dernier, un passage a particulièrement été difficile pour l’actuel secrétaire général de l’Elysée. Après l’avoir longuement questionné sur ses fonctions d’administrateur chez STX France (les chantiers navals de Saint-Nazaire), et au conseil de surveillance du Grand port maritime du Havre, les juges d’instruction se sont intéressés à son travail au sein des cabinets ministériels de Pierre Moscovici et d’Emmanuel Macron entre 2012 et 2016, à la fois comme directeur de cabinet adjoint puis comme directeur de cabinet.
Depuis le début de l’affaire, Alexis Kohler et ses collègues ont longtemps expliqué aux enquêteurs qu’un déport, certes informel, avait bien été organisé concernant sa personne au sujet du groupe maritime MSC au sein de ces cabinets.
Ainsi, dans un courrier du 17 juin 2019, Pierre Moscovici confirme à la justice que lorsqu’il était ministre, Alexis Kohler l’avait informé de sa situation familiale et qu’il avait décidé de ce fait que les dossiers relatifs à MSC devaient être traités par Rémy Rioux, son directeur de cabinet, et par Julien Denormandie, alors conseiller technique. 

« Déport informel » ?

Les magistrats s’interrogent dans un premier temps sur les « dispositions spécifiques » prises au sein du cabinet Moscovici pour « concrétiser » le déport d’Alexis Kohler, « lequel n’avait pas été formalisé par écrit ». Le haut fonctionnaire tient d’abord à préciser que « ni le ministre, ni le directeur de cabinet, ni personne qui a pu être au courant, ne m’a suggéré de formaliser davantage les règles de fonctionnement du cabinet me concernant ». Aux juges qui s’étonnent qu’il a toutefois reçu de nombreuses notes émanant de la direction générale du Trésor et de l’APE ayant pour sujet STX France et MSC, Alexis Kohler répond : « Je n’ai jamais demandé à recevoir des notes (…) Je ne suis jamais intervenu dans le circuit des notes qui était totalement standardisé »

On apprend à cette occasion qu’une bonne partie des hauts fonctionnaires Bercy n’étaient alors pas au courant de la situation familiale d’Alexis Kohler et ignoraient l’existence d’un tel déport « informel » au sein du cabinet de Pierre Moscovici, y compris Ramon Fernandez, directeur général du Trésor jusqu’en 2014.
Et si, de son côté, Bruno Bézard, le patron de l’APE, en avait été informé, il n’avait pas cru bon en informer son adjointe Sandrine Duchêne qui s’en est étonnée auprès des enquêteurs : « Sur le fond, il aurait en effet fallu émettre une note d’instruction du ou des ministres concernés indiquant que M. Kohler ne devait pas être destinataire des informations, qu’il ne participaient à aucune des réunions relatives à MSC et que ce dossier devait être traité par des personnes désignées ».

Julien Denormandie « en charge » du dossier MSC

On l’a vu, il y avait pourtant au sein du cabinet Moscovici une personne désignée, mais d’une manière informelle, en la personne de Julien Denormandie. Le 13 mai 2019, c’est du moins ce que ce dernier, devenu ministre d’Emmanuel Macron, avait expliqué aux enquêteurs en qualité de témoin : « J’atteste qu’Alexis Kohler n’a participé à aucune réunion, n’a pris aucune décision et n’a même donné aucun avis sur des dossiers de financement liés à MSC dont j’avais la charge ». Il précise alors qu’il gérait à l’époque ces dossiers en lien direct avec Rémy Rioux et Pierre Moscovici « à qui je proposais une orientation sur les décisions liées à ces dossiers »

Les juges pourtant constatent après enquête que certains mails relatifs à MSC ont bien été transmis à Alexis Kohler par celui qui n’était à l’époque que conseiller : « Pourquoi M. Denormandie vous transférait-il spontanément ceux dont vous n’étiez pas en copie au lieu de les transmettre directement à son n+2 ? », demandent-ils d’abord avant de s’intéresser à un épisode révélateur…

Pirouette 

En avril 2013, le directeur financier de STX France informe ainsi le cabinet de Pierre Moscovici que MSC envisage d’acheter deux paquebots de croisière aux chantiers navals français pour 1,4 milliards d’euros, à  deux conditions, celle « d’avoir accès à la liquidité publique pour une durée plus longue que 12 ans » et celle de « bénéficier d’un leasing opérationnel ». C’est alors que Julien Denormandie écrit un mail à la fois à Rémy Rioux et à Alexis Kohler dont l’objet est : « MSC – Demande officielle de liquidité publique commande de deux paquebots MSC ».
Question des juges : « Si votre déport est “clair et complet” pour reprendre les termes de M. Rioux, pour quelles raisons recevez vous ces mails en copie ? ». 
Le désormais tout puissant secrétaire général de l’Elysée tente alors d’expliquer que ce « message du conseiller est une alerte relative à la CDC [Caisse des Dépôts et Consignation, ndlr] dont il juge utile d’informer la direction de cabinet ». Autrement dit, cette alerte sur les financements sur deux paquebots n’est pas réellement liée à MSC… Il n’est pas sûr que cette pirouette d’Alexis Kohler ait réellement convaincu les juges. 

Quand Denormandie rendait compte à Kohler

Un mois plus tard pourtant, c’est au tour de Boris Vallaud, alors directeur de cabinet d’Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, d’envoyer un mail à Rémy Rioux, à Julien Denormandie, mais également à Alexis Kohler pour attirer leur « attention sur l’offre de financement à l’export de MSC pour des commandes STX afin de (ne pas) perdre la commande au profit de l’Allemagne ». Or, comme le font remarquer les juges, la réponse de Julien Denormandie est « exclusivement réservée » à Alexis Kohler : « S’il (Boris Vallaud, ndlr) nous avait mis dans la boucle en amont, on ne serait pas en retard aujourd’hui », commente dans un premier temps le conseiller avant de préciser à son supérieur qu’il voit MSC le soir même à 17 heures. 
« Pourquoi vous rend-il compte personnellement de la rencontre à venir avec MSC alors qu’il est censé n’en rendre compte qu’à M. Rioux ? », se demandent les magistrats. 
Kohler leur explique en réponse qu’il s’agissait de résoudre rapidement le fait qu’Arnaud Montebourg « faisait preuve d’un activisme particulièrement sur le sujet » MSC alors qu’il n’en avait « pas la compétence » et que, selon lui, « dans ce contexte, Julien Denormandie a souhaité alerter la direction de cabinet sur un dysfonctionnement institutionnel important nuisible aux intérêts de l’État et auquel il convenait de mettre bon ordre et dans les meilleurs délais ». Encore une fois, Alexis Kohler tente de convaincre péniblement les juges que tout cela n’a rien à voir avec MSC… 

 » Il faut envoyer rapidement un signal clair aux propriétaires de MSC « 

Mail de Julien Denormandie à son supérieur Alexis Kohler, prétendument « déporté » du dossier

Julien Denormandie renvoie alors un long mail à Rémy Rioux et à Alexis Kohler pour leur demander leur avis concernant la marche à suivre : « Il faut envoyer rapidement un signal clair aux propriétaires de MSC sur notre volonté à présenter une solution rapidement. Plusieurs options : 1) un appel du Ministre au propriétaire de MSC 2) un courrier du Ministre 3) un courrier du PM [Premier ministre, ndlr]. Le plus efficace serait certainement un courrier du Premier ministre. Je suis preneur de votre avis sur ces deux points. Julien ». Si Rémy Rioux répond « OK » quelques heures plus tard, Alexis Kohler ne répond pas, ce qu’il n’oublie pas de faire remarquer aux juges. Cela n’empêche pourtant pas Julien Denormandie de relancer Alexis Kohler dans un second mail pour lui soumettre un texte de réponse à MSC. 
Immédiatement, la question des juges tombe : « Comment expliquez-vous que vous soyez personnellement sollicité en amont de la rédaction d’un courrier destiné aux dirigeants de MSC concernant les solutions financières à leur proposer, afin de permettre aux commandes de MSC d’aboutir ? » Et Alexis Kohler de justifier cet échange en mettant en avant l’organisation du cabinet :  « Comme il sait que j’ai beaucoup plus de rencontres avec Rémy Rioux, il m’alerte sur l’urgence ». À force, on est pourtant en droit de se demander s’il existait bel et bien un déport effectif au cabinet de Moscovici concernant Alexis Kohler sur les sujets MSC. 

« Le ministre sait que nous sommes proches » 

Message d’Alexis Kohler a sa cousine Alexa Aponte, directrice financière de MSC

Plusieurs semaines après, en octobre 2013, Julien Denormandie transfère d’ailleurs un mail de Laurent Castaing, devenu le directeur général de STX France, à Rémy Rioux mais également à Alexis Kohler. « Encore une fois, Julien Denormandie clôture son mail par les mots suivants : “Je suis preneur de votre avis dessus ». De nouveau, le secrétaire général de l’Elysée explique aux magistrats instructeurs qu’il s’agit avant tout chose de régler un problème entre ministres de Bercy.

Un mois plus tard, en novembre 2013, Alexis Kohler envoie le message suivant à Alexa Aponte, la directrice financière du groupe MSC : « Alexa, ton père et Kiko viennent voir Pierre Moscovici demain. Je ne serai évidemment pas à l’entretien pour éviter tout conflit d’intérêt et tout risque de problème avec cela pour la suite. Mais le ministre sait que nous sommes proches 😉 »
Les juges demandent pourquoi Alexis Kohler prend l’initiative d’un tel message la veille d’une réunion importante avec le ministre et n’hésitent pas à pousser Alexis Kohler dans ses derniers retranchements : « Sous-entendez vous avoir une potentielle influence sur la décision du ministre en dépit de votre absence au-delà des précautions de façade qui pourraient être prises ? » 

En répondant cette question, le secrétaire général de l’Elysée cache mal son irritation : « Je conteste la terminologie de “précaution de façade” et de la même façon en aucun cas je n’ai voulu donner le sentiment que j’avais la moindre influence dans la décision. C’est même le contraire puisque j’explique que je ne serai pas à la réunion. Je veux éviter tout malentendu et je ne veux pas qu’ils puissent être vexés et je ne les vois ni au ministère ni ailleurs (…) ».

Les juges, tenaces, n’hésitent pourtant pas à faire remarquer à Alexis Kohler en guise de réponse : « Dans ce mail, vous annoncez votre absence mais vous employez le terme “mais” pour indiquer votre proximité avec le ministre. Ce qui interroge sur la signification de cette phrase. » C’est qu’il y a d’autres éléments recueillis au cours de l’enquête : ce jour-là, Alexis Kohler propose à Alexa Aponte que son père vienne le saluer après la fameuse réunion car son bureau se situe « tout près de celui du ministre »

Un « Contrat futur MSC en cours de négociation »

Le jour J, la rencontre ne se fera pas pourtant, et Alexa renvoie de nouveau un mail très amical : « Alexis. Ils t’on raté. Je voulais demander si tu veux que je vienne à Paris t’expliquer l’offre et si oui quand sachant que la semaine prochaine je ne pourrai pas (…) mais sinon semaine d’après. Quand tu veux. Kiss. Alexa » En recueillant ces échanges de mails, les enquêteurs apprennent d’ailleurs qu’Alexis Kohler s’est déjà rendu à Genève le 13 octobre 2013 pour « rencontrer les actionnaires » alors que son « son contrat futur MSC est en cours de négociation ». Les juges citent Gianluigi Aponte qui a estimé, lors de son audition, qu’Alexis Kohler avait voulu se « rendre important » auprès de sa cousine Alexa en mentionnant dans ce mail la connaissance par le ministre de sa proximité avec la famille Aponte.
Interrogé au sujet de cette anecdote, l’intéressé lâche : « Ce message confirme que je ne les ai pas vus. Et comme directeur adjoint du Ministre des Finances, je n’ai jamais eu besoin de me donner de l’importance. Je ne pense pas qu’il y ait eu la moindre ambiguïté sur le fait que je n’ai jamais eu la moindre influence ou le moindre pouvoir de décision sur leurs affaires. Je pense d’ailleurs que tout ce que j’ai pu dire au ministre, comme à la famille Aponte démontre le contraire ». Reste que ces échanges d’une grande familiarité démontrent un lien particulièrement fort entre Alexis Kohler et la famille Aponte. 

Et au-delà de ces échanges d’ordre familial, Alexis Kohler semble associé durant toute cette période aux discussions du cabinet Moscovici sur les dossiers STX et MSC. Ainsi, le 2 octobre 2013, le haut fonctionnaire Aymeric Ducrocq, devenu  entre temps administrateur de l’État pour l’APE chez STX France, envoie un mail faisant un point sur la situation des prêts bancaires et des commandes liés aux chantiers navals au conseiller en charge des participations au cabinet avec en copie Julien Denormandie et Alexis Kohler. Cette fois-ci, ce dernier prend moins de pincettes et donne franchement son avis sur les difficultés financières et l’actionnariat de STX France : « Je ne partage pas son dernier point. Je pense que le statut quo à court terme ne pose pas de problème »

Quand Kohler tâclait Fincantieri

Le 1er décembre 2013, c’est de nouveau au tour de Julien Denormandie d’adresser un mail « Confidentiel – à ne pas diffuser – STX » à Rémy Rioux et à Alexis Kohler au sujet des négociations commerciales sur les contrats de paquebots avec MSC mais aussi sur l’actionnariat de STX : « Cette personne (conseiller financier de MSC sur cette opération (…) a reçu un appel de Fincantieri il y a deux semaines disant son intérêt pour STX ». Fincantieri est le grand chantier naval italien et cherche à entrer au capital des chantiers navals français, ce qui n’est pas du goût de MSC qui perdrait un moyen de négociation commerciale avec ce rapprochement.
Dès le 2 décembre, Alexis Kohler répond d’une manière particulièrement détaillée à Julien Denormandie : « l’intérêt de Fincantieri me semble farfelu (1) Ils sont déjà en surcapacité (2) Ils n’ont aucun intérêt à acheter un chantier sans plan de charge ». À l’époque toutefois, MSC n’a pas encore annoncé son intention d’entrer au capital de STX. « Je confirme que j’ai suivi la question de l’actionnariat dans l’intérêt de la France, de l’État, de STX, aussi longtemps que MSC n’apparaissait pas dans ce dossier, ce qui est dans le cas dans ces échanges », peut ainsi commenter Alexis Kohler.

Kohler « superviseur discret »

Laurent Castaing, patron de STX France

Après la revue de tous ces échanges mails, les juges demandent simplement au haut fonctionnaire : « Ne considérez-vous pas que vous assuriez une supervision ? » Réponse : « Je pense qu’être destinataire d’un mail ne fait en rien de celui qui le reçoit un superviseur ». Quelques mois plus tard, le 25 mars 2014, Laurent Castaing, patron de STX France, envoie pourtant un mail de remerciement au cabinet de Pierre Moscovici après qu’un accord ait été conclu entre MSC et STX sur deux paquebots dans lequel il salue le « superviseur discret » qu’Alexis Kohler a été durant les mois précédents. Devant les juges, qui s’étonnent que Laurent Castaing n’était pas au courant d’un éventuel déport au sein du cabinet Moscovici, Alexis Kohler rappelle que cet dernier était « au courant du lien familial » et tente d’ironiser : « Je crois néanmoins que la réponse est dans la question puisqu’il ajoute l’adjectif “discret” à défaut de “absent”. Il confirme ce faisant ne jamais m’avoir vu sur ces sujets ».

L’introuvable « lettre à Emmanuel Macron »

Un peu plus loin dans l’audition, les juges s’intéressent finalement au rôle d’Alexis Kohler comme directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, ministre de l’Économie entre 2014 et 2016. Dans ses précédentes auditions, Alexis Kohler dit avoir remis une lettre à Emmanuel Macron l’informant de sa situation familiale et le sollicitant pour mettre en place un déport. Cette lettre n’a jamais été retrouvée par les enquêteurs, notamment parce qu’il n’existe aucune trace d’un tel document dans les archives de Bercy. « Je n’en ai aucune idée, je ne suis pas responsable des archives du ministère. J’ai recherché cette lettre, mais je ne l’ai pas retrouvée », se contente d’expliquer Alexis Kohler. Les juges lui demandent alors s’il n’aurait pas au moins une version non signée sur ordinateur : « Non, je ne pense pas, c’était une lettre dactylographiée »

Dès qu’il prend ses fonctions auprès d’Emmanuel Macron, aucun déport n’est par ailleurs formalisé, écrit. Là-encore, tout cela se serait fait d’une manière informelle aux dires des uns et des autres et c’est Julien Denormandie, de nouveau, qui devait se charger de traiter du dossier MSC, cette fois-ci comme directeur adjoint de cabinet. 

En 2014, après avoir rendu un avis négatif à Alexis Kohler qui souhaitait rejoindre MSC, le rapporteur de la commission déontologie de Bercy lui a pourtant conseillé, dès sa prise de fonction, de publier une note « à l’attention des autres membres du cabinet ainsi que, le cas échéant, des directeurs d’administrations centrales » dans laquelle il aurait défini « un périmètre de dossiers » interdits dans l’exercice de ses fonctions. « C’était une pratique, à ma connaissance rare », tient à faire remarquer Alexis Kohler devant les juges. 

Des « déports formalisés » sous Michel Sapin

Or, au cours de leur enquête, les policiers se sont aperçus qu’à la même période, au cabinet de Michel Sapin, devenu ministre des Finances, son directeur de cabinet s’était clairement déporté d’une manière formelle sur les sujets Air France car sa femme était administratrice de la compagnie aérienne. Une note interne avait été signée par Michel Sapin, adressée à l’ensemble des membres du cabinet, les informant tous du déport. Et le directeur de cabinet n’était destinataire d’aucun mails ou notes concernant Air France. Contrairement aux dires d’Alexis Kohler, il n’est donc pas rare qu’un déport soit formalisé au sein des cabinets ministériels. Et plusieurs hauts fonctionnaires interrogés dans le cadre de l’enquête l’ont confirmé. 

Une situation étrange. D’autant qu’entre 2014 et 2016, le sujet STX France devient particulièrement brûlant. Malgré les récentes commandes de paquebots par MSC, les chantiers navals de Saint Nazaire sont loin d’avoir retrouvé une santé financière, accusant de lourdes pertes, et les Italiens de Fincantieri lorgnent sur la société française. Alexis Kohler croit bon de rappeler aux juges la précision suivante : « Les règles que je m’étais imposées et dont j’ai toujours convenu avec ma hiérarchie n’ont jamais eu, ni pour objet ni pour effet, de me déporter des questions relatives à STX dès lors qu’elles ne concernaient pas MSC ». Face à Kohler droit dans ses bottes, les juges ont pourtant du mal à comprendre comment, en cette période, le sujet STX pouvait aussi facilement être extrait de la question MSC dès lors que l’armateur était l’un des principaux clients des chantiers navals.  

En 2015, MSC annonce vouloir entrer au capital de STX notamment pour contrer la tentative de Fincantieri de prendre le contrôle des chantiers navals français. Au sein du gouvernement français comme au sein des directions de Bercy, l’option Fincantieri est privilégiée. Ce n’est pas le cas d’Emmanuel Macron qui reçoit à ce sujet Gianluigui Aponte le 2 septembre 2015. 

« C’est intéressant et utile pour Emmanuel de faire votre connaissance »

Message d’Alexis Kohler à sa cousine Alexa Aponte, directrice financière de MSC

Quelques jours auparavant, en plein été, Alexa Aponte et Alexis Kohler échangent des messages entre eux allant jusqu’à évoquer ce projet de rendez-vous : « C’est intéressant et utile pour Emmanuel de faire votre connaissance surtout au titre des croisières mais pas uniquement. Vous vous entendrez très bien. Tu me diras si d’autres sujets vous intéressent », envoie Alexis Kohler à sa cousine Alexa Aponte qui lui répond : « Diego [Aponte, président de MSC ndlr] ne suit pas les croisières donc Diego et Papa, bon mix ou à toi de me dire ».
Suite à la lecture de ces échanges révélateurs, les juges tentent de provoquer Alexis Kohler : « Vous offrez votre intermédiation ? » La réponse se fait cinglante : « Bien évidemment non. Je n’ai jamais servi d’intermédiaire ni de près ni de loin pour organiser un quelconque rendez-vous ». Et d’ajouter n’avoir été « ni présent » à cette rencontre « ni à l’initiative »

En mai 2016, Laurent Castaing, le patron de STX France, envoie un mail à Alexis Kohler dans lequel il recommande l’alliance de son entreprise avec MSC plutôt qu’avec Fincantieri. « Oui, j’aurais pu l’envoyer au conseiller technique chargé de l’APE, reconnaît Laurent Castaing aux policiers qui l’ont interrogé au cours de l’enquête. Je l’ai adressé assez naturellement à Alexis Kohler pour une question importante qui est celle de l’actionnariat de STX qui nécessairement finirait devant le directeur de cabinet et le ministre. Je n’ai pas voulu passer par un intermédiaire ».
Dans un autre message de Laurent Castaing envoyé à Alexis Kohler le 7 juin 2016, on apprend que « MSC se fonde aujourd’hui sur un demi feu vert verbalement donné par votre ministre à M. Aponte lors de leur rencontre en février de cette année à Saint-Nazaire ». Depuis mars 2016, Julien Denormandie n’est plus au cabinet d’Emmanuel Macron. Il a démissionné pour participer à la création d’En Marche, le nouveau mouvement qui doit lancer la future campagne présidentielle du ministre de l’Economie. 

« Voici le numéro d’Alexis à appeler aujourd’hui à 18h45 précisément »

Message d’Alexa Aponte, cousine d’Alexis Kohler, à son mari Chicco

Au coeur de l’été 2016, le dossier STX s’accélère. Une réunion est organisée entre un conseiller d’Emmanuel Macron et les porteurs du projet MSC pour reprendre STX France. Comme du temps de Julien Denormandie, son remplaçant sur le dossier MSC au sein du cabinet, Thomas Cazenave partage des mails à ce sujet avec Alexis Kohler. Comme celui du 25 juillet dans lequel il explique : « Je pense qu’il faut attirer l’attention du ministre sur la note et les réserves exprimées sur l’offre armateur ». Kohler répond succinctement : « OK ». C’est qu’à Bercy, la Direction générale des Entreprises (DGE) et l’APE sont vent debout contre tout rapprochement actionnarial entre STX et MSC et l’ont fait savoir dans une note complète. Un mois plus tard, le 24 août 2016, Alexa Aponte envoie le mail suivant à son mari Pierfrancesco Vago, patron de MSC Croisières : « Chicco, voici le numéro d’Alexis à appeler aujourd’hui à 18h45 précisément. Alexa » Face aux juges, Alexis Kohler dit aujourd’hui ne plus s’en souvenir. Quatre jours plus tard, le 30 août, Emmanuel Macron suscite la surprise en démissionnant. Ce jour-là, il aurait dû rencontrer comme ministre plusieurs hauts cadres de MSC. Dès le lendemain, Laurent Castaing félicite par mail Alexis Kohler pour son travail sur le dossier STX, « intelligemment traité », et l’invite aux futures cérémonies de baptême des paquebots MSC. 

Après la victoire d’Emmanuel Macron en 2017, le nouvel exécutif interrompt le rapprochement entre STX et Fincantieri, pourtant entériné par le gouvernement Hollande quelques semaines plus tôt. Une « nationalisation temporaire » est annoncée. Le patron de MSC, Gianluigi Aponte, s’en félicite dans les médias. Puis, finalement, un compromis est trouvé avec Fincantieri en 2018 avant que le groupe italien finisse par jeter l’éponge au cours de l’épidémie de Covid. Aujourd’hui, STX France, rebaptisé « Les Chantiers de l’Atlantique », appartiennent principalement à l’État français, et poursuivent la construction de paquebots MSC.
Aux juges, Alexis Kohler tient à rappeler en guise de conclusion : « Au bout du compte, j’ai été parfaitement transparent. À l’exception de la période où j’ai eu à porter les positions de l’État sous l’autorité et à la demande explicite de ma hiérarchie et sur la base d’instructions claires, je n’ai jamais traité ni donné un avis ni exprimé une recommandation ni pris une décision ni assisté à une réunion sur une question relative à MSC. C’est ce que tous confirment »

Pour la justice comme pour les médias, voici les éléments de langage du pouvoir : l’affaire Kohler concerne un ancien dossier qui remonte à plus de dix ans, quand le secrétaire général de l’Elysée s’était retrouvé administrateur de l’État chez STX France et aux Grand port maritime du Havre (GPMH), concernant la suite, il n’y a pas de sujet. À l’aune des échanges entre Alexis Kohler et les juges d’instruction au sujet de ses fonctions au sein des cabinets Moscovici et Macron à Bercy entre 2012 et 2016, on comprend mieux pourquoi ils ont estimé devoir le mettre en examen pour « prise illégale d’intérêt ». Car, chez Moscovici comme chez Macron, il est bien difficile d’appréhender un déport « clair et complet » d’Alexis Kohler sur les dossiers MSC. 

Marc Endeweld. 

Voir aussi : Kohler sur le grill (Exclusif) Off investigation a eu accès à l’intégralité de l’audition du secrétaire général de l’Elysée (1-2)