Officiellement présentée comme amie de la mixité sociale, la « gentrification » tend en réalité à éloigner les populations pauvres au profit de plus aisées. En France, les JO de Paris 2024 viennent accélérer le mouvement, à tout prix.
Depuis de nombreuses années, le moindre fait divers ou drame avéré impliquant une personne issue ou supposément issue de l’immigration vient embraser la France médiatico-politique. La mort du jeune Nahel, tué par un policier à Nanterre le 27 juin 2023, ou encore le meurtre du jeune Thomas dans la Drôme en novembre de la même année, en sont de parfaites illustrations. Médias avides d’audience et politiciens vautours surgissent sur nos écrans pour surfer sur un climat délétère et souffler sur les braises d’un racisme structurel, notamment au sein de la Police Nationale, que dénoncent par ailleurs l’ONU et de nombreuses ONG. Et voici la terreur du « grand remplacement » réactivée.
Le terme, popularisé en 2010 par Renaud Camus (écrivain et militant politique français d’extrême-droite) a depuis bien cheminé pour finir dans la bouche de la plupart des politiques. Notamment lors de la dernière élection présidentielle en 2022 qui a vu, fait inédit, deux candidatures d’extrême-droite s’affronter pour la course à l’Elysée : celles de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour.
Avec sa proosition de créer un ministère de la « remigration », ce dernier, longtemps chroniqueur sur Cnews, épouse alors frontalement la thèse de Renaud Camus. Pour Eric Zemmour et ses soutiens, s’il y a concentration de personnes issues ou perçues comme issues de l’immigration sur un même territoire, ce n’est pas dû à une ségrégation organisée par des politiques sociales et urbanistiques mais plutôt la faute à un projet politique conscient desdites personnes « racisées ». Emprises de communautarisme (évidemment musulman) elles comploteraient, depuis les barres HLM des banlieues défavorisées, le remplacement de la population français « blanche et chrétienne ».
Olivier Faure et la « colonisation à l’envers »
Un fantasme xénophobe mainte fois démonté depuis des années, mais qui persiste à faire recette chez les populistes de droite. Les Républicains (ex-UMP, parti créé par Nicolas Sarkozy en 2004, aujourd’hui présidé par le RN compatible Eric Ciotti) relayent désormais complaisemment cette théorie du complot d’extrême-droite. On se souvient de la déclaration de la dernière candidate du parti, Valérie Pécresse (aujourd’hui présidente de la région IdF) lors d’un meeting au Zénith de Paris : « Pas de fatalité, ni au grand déclassement, ni au grand remplacement ! » Mais surtout, pas de limite ni de honte pour aller grappiller des voix à Le Pen.
À l’autre bout de l’échiquier politique, la gauche (ou plutôt les gauches) ne trouvent rien à dire. Pour schématiser, là où la droite voit des étrangers (et des problèmes) partout, la gauche n’en voit nulle part. Ou presque. « Il y a des endroits où il y a des regroupements qui se sont faits, génération après génération, et qui donnent le sentiment que l’on est dans une forme de “colonisation à l’envers” » déclarait le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, en 2018. Avouant (à raison) à un auditeur de France Inter que la gauche avait « souvent évité la question pour ne pas avoir à y répondre » … avant de retourner à l’évitement de ladite question, bien trop complexe pour l’aborder dans un temps médiatique toujours plus court, et bien trop risquée pour séduire l’électorat de gauche toujours plus rare et volatile.
Le « grand remplacement »… des pauvres
Mais si le « grand remplacement » de Renaud Camus n’existe pas, un autre grand remplacement a bien lieu. Celui des pauvres par des populations plus aisées. Extrêmement visible, ce processus avance implacablement sur les quartiers populaires où une certaine « mixité sociale » existe encore, remplaçant les bistrots, boutiques et brasseries populaires par des enseignes internationales d’alimentation bio hors de prix, et les logements bons marchés par des lofts et appartements cosy inabordables. Pour finir par créer de véritables ghettos de néo-bourgeois. C’est ce qu’on appelle « gentrification », ou parfois « l’embourgeoisement » en français. Terme ainsi bien plus transparent dans la nature de son projet politique, car c’en est un. Et face à celui-ci, la gauche est bien plus loquace.
« Honte à ceux qui veulent moins de logement social ! Honte à eux car ils veulent un remplacement de la population. »dénonçait Bally Bagayoko, ex (et malheureux) candidat LFI à la mairie de Saint-Denis (plus grande ville du 93) en 2020. Dans le viseur de l’insoumis, le candidat PS Mathieu Hanotin. Il remportera l’élection en séduisant les classes moyennes et supérieures récemment installées dans la ville avec notamment ses propositions sur la sécurité (renforcement de la police municipale, installation de caméras de vidéosurveillance).
« Notre République a laissé faire la ghettoïsation »
Emmanuel Macron, aux Mureaux en 2020
La même année, le président Macron prononce un discours aux Mureaux (Yvelines) sur le thème de la lutte contre les séparatismes : « Nous avons nous-mêmes construit notre propre séparatisme. C’est celui de nos quartiers, c’est la ghettoïsation que notre République, avec initialement les meilleures intentions du monde, mais a laissé faire, c’est-à-dire que nous avons eu une politique, on a parfois appelé ça une politique de peuplement, mais nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés, et nous le savons très bien ».
Cinq ans plus tôt, dans le contexte des attentats islamistes de 2015, le premier ministre d’alors Manuel Valls évoque « un apartheid territorial, social, ethnique » en France. Faisant le lien avec les émeutes de 2005, il déclarait alors : « Nous devons combattre chaque jour ce sentiment terrible qu’il y aurait des citoyens de seconde zone ou des voix qui compteraient plus que d’autres. » Pourtant, quasiment 20 ans plus tard, l’affaire Nahel révèle les mêmes stigmates, la même « relégation périurbaine, les ghettos » qui forment comme le lit éternel d’une fracture sociale à la française, illustrant l’inaction des pouvoirs publics.
Mixité sociale : un vœu pieu ?
Après la mort de Nahel et les révoltes urbaines de l’été 2023, la première ministre Elisabeth Borne a d’abord apporté une réponse sécuritaire. Puis, le gouvernement a demandé aux préfets de ne plus attribuer de logements dans les quartiers prioritaires aux ménages les plus en difficulté, afin de favoriser la « mixité sociale ». Sans jamais, nulle part, donner de définition à cette fameuse « mixité sociale » qui vient à évoluer selon les contextes et les débats.
Selon le journaliste Arthur Frayer-Laleix, auteur de Et les blancs sont partis (Fayard, 2021) la mixité sociale est une sorte de « grand objectif républicain » dont la définition est « informelle mais officielle, et à la fois officieuse et tacite. » En bref, c’est extrêmement flou.
Dans les faits, c’est « un mélange de catégories socio-professionnelles, de classes sociales, ou encore de tailles de famille en termes de nombre d’enfants » que « beaucoup de communes plutôt riches refusent », préférant payer des amendes que de s’ouvrir aux autres. Car ce que les politiques ne s’autorisent pas à dire, c’est que cette mixité sociale « se double d’une mixité d’origine ethno-raciale ».
Dans son travail de chercheuse, la politologue Valérie Sala Pala décrit l’utilisation des critères ethno-raciaux soit pour concentrer les populations d’une même origine dans certains quartiers, soit à l’inverse pour empêcher l’installation de certaines populations dans certains quartiers. Ce sont les fameuses « politiques de peuplement ». Une méthode qui permet concrètement à l’État de construire des ghettos de pauvres comme de riches, et de les maintenir.
Une marche des choses doublée, pour Arthur Frayer-Laleix, par « des logiques de solidarités communautaires » : des personnes originaires d’un pays A, installées dans tel quartier par les pouvoirs publics, seront naturellement les mieux à même d’accueillir et d’aider d’autres venus du même pays, de la même communauté. « Ça a complètement structuré la vie des quartiers. Et cette carte des quartiers est aussi la carte de l’histoire de France et de l’immigration contemporaine. » Le populisme « d’extrême-droite s’en est emparé pour développer la théorie du grand remplacement ».
Le journaliste déplore « qu’en face (comprendre, la gauche, ndlr) plutôt que d’avoir un contre-discours qui dirait “oui, c’est vrai, il y a des concentrations d’origines dans certains endroits” et d’essayer de batailler sur les causes, il y a une négation du phénomène ».
Les Jeux Olympiques : un booster du nettoyage social
Revenons à Saint-Denis, ville phare des Jeux de Paris 2024. À l’été 2023, trois ans après son élection, Mathieu Hanotin (maire PS de la ville, mais aussi président de Plaine Commune, un établissement public territorial qui regroupe neuf villes du 93) est lourdement critiqué par l’opposition et d’anciens élus démissionnaires qui dénoncent son projet de gentrification de la ville et la « brutalité » de sa méthode. « Je n’ai pas été élu pour enfiler des perles… » assume-t-il auprès de Mediapart quelques jours après la mort de Nahel et les révoltes qui ont durement secoué sa ville.
Arrêté anti-chichas sur la voie publique, premier conseil municipal presque entièrement consacré à l’armement de la police municipale, destruction de HLM avec la volonté de drastiquement réduire sa part dans l’immobilier local (de 40% à 25%), déplacement du célèbre marché populaire au-delà des limites symboliques du tramway… « Hanotin fait les choses sans nous demander notre avis, alors que ce n’était pas dans son programme », grince un commerçant (qui a vu son chiffre d’affaires divisé par trois depuis son déplacement) dans les colonnes de Mediapart. « Hanotin veut “nettoyer” la ville en vue des Jeux olympiques » finit par lâcher Rachid, un habitant. « Si les JO ne sont pas le moteur numéro 1, je n’ai rien contre donner une bonne image de Saint-Denis au monde entier » rétorque le maire.
Les « grands projets inutiles », comme sont régulièrement qualifiés les JO par exemple, sont souvent l’excuse imparable pour doper le projet de gentrification. Dans le nord de Paris, l’exemple du village olympique est éclatant. Réparti sur 3 communes (Saint-Denis, Saint-Ouen-Sur-Seine, et L’Île-Saint-Denis) il devra accueillir plus de 14 500 athlètes et leur staff. Inaugurée en février dernier par le président Macron, cette véritable petite ville nouvelle (sortie de terre en seulement 6 ans) s’est bâtie sur notamment la requalification d’espaces industriels mais aussi sur 500 logements rasés et de nombreuses familles expulsées. Idem au Sud de la capitale, où un squat a été évacué à Vitry-sur-Seine le 17 avril dernier par la police. 450 personnes (dont 80% en situation régulière) ont dû partir, évacuées parfois loin en régions, mettant d’autant plus en péril celles qui ont un travail ici. « On assiste à un nettoyage social, à une volonté de faire place nette avant les JO » estime le collectif le Revers de la médaille. « L’idée, c’est de mettre toutes ces personnes en difficulté loin des yeux, loin des Jeux ».
Un « village olympique » pour 14 000 athlètes
Décrit comme l’un des « héritages des Jeux », le village olympique sera transformé en 2 800 logements et différents services. L’objectif c’est de « mettre le paquet sur le beau » expliquait Karim Bouamrane, maire (PS) de Saint-Ouen. Dans les faits, il est estimé que les appartements privés seront vendus à 7000 euros du m² et que le taux de logements sociaux sera de 25% dans une ville qui en compte actuellement 40% et jusqu’à 80% pour les quartiers concernés par l’arrivée du village olympique.
Les politiques menées ici, comme ailleurs, semblent imposer l’idée que le logement social n’est plus l’outil idéal pour obtenir la tant promise « mixité sociale ». « Contrairement aux mensonges assénés par certains, les quartiers les plus mixtes de Paris… sont ceux qui comptent le plus de logements sociaux ! » tweetait Ian Brossat, alors adjoint (PCF) à la maire de Paris en charge du logement, le 23 août 2023.
À Aubervilliers (toujours au Nord de Paris et en marge des JO) une partie des jardins ouvriers sont détruits pour y construire une piscine et un solarium avant qu’une décision de justice datée du 9 mars 2022 impose l’arrêt immédiat des travaux pour sauvegarder la biodiversité du lieu via la réhabilitation des jardins. Nous pourrions aussi évoquer les mêmes mécanismes dans le cadre du projet “Grand Paris” avec la construction du réseau de métro banlieues-à-banlieues qui transforme profondément les zones traversées. Des projets qui font débat dans la société, à la fois salués dans l’espoir de dynamiser un territoire, à la fois décrié dans la crainte d’une gentrification incontrôlée.
Pour les pouvoirs publics locaux, le débat est souvent plus rapidement plié puisque la gentrification attire des ménages plus aisés, qui paient donc plus d’impôts. Ce qui veut dire plus de ressources dans les caisses des villes, mais aussi moins de dépenses en termes de services sociaux à destination des populations plus précaires qui auront été remplacées.
Un phénomène d’abord localisé, puis mondialisé
La chercheuse Charlotte Recoquillon, autrice de Harlem, Une histoire de la gentrification (Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2024) nous montre à voir la gentrification comme un phénomène d’abord très localisé, dont la pratique s’est ensuite mondialisée. À Harlem, ce quartier historique noir du nord de New-York, « il y a eu à la fois une domination liée à la classe sociale, mais aussi à la question raciale, puisque les premières étapes de la gentrification à Harlem ont d’abord été faite par une bourgeoisie noire qui ensuite a été remplacée par une classe supérieure blanche ».
Harlem, situé sur l’île très riche de Manhattan, qui a été « ghettoïsée par le biais de politiques publiques – ce n’était pas un accident – a très vite été considérée comme une “poche de pauvreté” à reconquérir ».
En France, « en 15 ans, les disparités entre quartiers, mesurées selon le revenu, se sont accentuées dans la plupart des grandes villes ». C’est ce qui ressort d’une étude de l’INSEE parue en 2023 qui indique notamment que « la mixité dans les quartiers prioritaires a diminué entre 2004 et 2019 » ou encore que « tous les groupes de revenus vivent dans des quartiers de moins en moins mixtes, à l’exception notable des populations les plus modestes ». C’est-à-dire que les groupes de revenus les plus aisés sont moins mixtes socialement que ceux les plus modestes. Un constat qui vient tordre le cou aux idées reçues qui ont l’air de continuer d’inspirer certaines politiques nationales. La gentrification apparaît alors comme un rouleau compresseur inarrêtable. Après le passage des JO de Paris, leur magie fera grimper les prix du foncier et des loyers, attirant des populations privilégiées qui bénéficieront de quartiers rénovés et agréables. Repoussant plus loin en banlieue les éternels recalés qui continueront à être accusés de comploter un grand remplacement. Dont ils sont en réalité les victimes…