Violences sexuelles à l’hôpital : un agresseur peut-il devenir médecin ?

collage militant : "aujourd'hui ton violeur, demain ton docteur"
Un collage sauvage à la faculté de médecine de Tours, photographié le 15 avril 2022 : « Aujourd’hui ton violeur, demain ton docteur »  | Crédit : Actions Féministes Tours

La perspective d’accueillir un interne condamné pour cinq agressions sexuelles en 2020, a enflammé le CHU de Toulouse. L’ARS le lui a finalement interdit. Mais l’affaire montre des dysfonctionnements graves et une certaine désinvolture dans le milieu universitaire médical concernant les violences sexuelles. Et rien ne dit que cet étudiant ne pourra pas devenir médecin.

Lorsqu’elle lit ce nom parmi la liste des internes en médecine qui, comme elle, effectueront leur stage au CHU de Toulouse, Julie, c’est le prénom d’emprunt qu’elle a choisi, n’en revient pas : Nicolas W. Ce jeune homme, elle l’a connu lorsqu’elle étudiait à Tours : il a fait l’objet de cinq plaintes en 2020 pour agressions sexuelles, dont trois concernent des étudiantes en médecine, et a été condamné en première instance à cinq ans de prison avec sursis en mars dernier. Si l’homme est présumé innocent, c’est parce que le Parquet, considérant la peine trop légère, a fait appel. Mais le prévenu a reconnu les faits.

L’alerte de Julie, relayée par l’association nationale des étudiants de médecine en France (ANEMF), a suscité un tollé à l’hôpital : les protestations des syndicats, les menaces d’exercer leur droit de retrait – qui permet au salarié de quitter son poste de travail si la situation présente un danger grave et imminent pour sa sécurité ou sa santé –, ont été abondamment relayées par les médias : France 3, M6 et TF1 entre autres. La pression étant trop forte, l’Agence régionale de santé (ARS), qui a autorité sur les internes, a finalement suspendu son affectation en attendant une décision de justice définitive, à l’issue du procès en appel, prévu début 2025.

Une affaire sordide qui révèle des dysfonctionnements graves et des insuffisances

Sans ces alertes, il aurait probablement pu effectuer tranquillement son stage. « Il n’a pas encore été définitivement condamné, donc la direction de l’hôpital n’aurait pas été au courant. Et de toute façon, elle ne vérifie pas les casiers judiciaires pour les internes », explique Erika, étudiante en médecine à Limoges, où Nicolas W. a effectué une partie de ses études.

C’est au CHU de Toulouse que le délinquant sexuel présumé devait démarrer son internat, le 5 novembre, après avoir étudié quatre ans à Limoges et quatre ans à Tours. Au service radiologie. « Ce n’est pas innocent, reprend Erika, dans la radiologie, il y a des mammographies et des échographies vaginales. » D’autant qu’une étudiante se souvient des propos qu’avait tenus Nicolas W., sur un ton rigolard, lors d’une discussion : « « Je veux être radiologue, comme ça je pourrais toucher des seins » : je m’étais dit que c’était un gros relou, mais ça ne m’avait pas plus marquée que ça. »

L’affaire est sordide, et montre surtout les dysfonctionnements graves et des insuffisances dans la loi qui ont permis à ce délinquant sexuel présumé de faire huit années de médecine, malgré cinq plaintes dès 2020 – dont trois étudiantes en médecine – et d’effectuer des stages à l’hôpital. « Dès les premières plaintes, en septembre 2020, il aurait dû y avoir des procédures disciplinaires de la part de l’université », juge Erika. « On aurait gagné quatre ans, et des étudiantes n’auraient pas été mises en danger pendant tout ce temps. Même pour lui, ça aurait été mieux, il aurait pu faire d’autres études sans suivre un long cursus médical pour in fine ne pas pouvoir exercer. Je ne dis pas qu’il faut le priver de travailler à vie, mais la médecine c’est particulier. Vous êtes seul avec le patient, en état de fragilité, et il vous fait confiance. Vous êtes amené à ausculter son corps, le manipuler ». « Il y a eu une incroyable désinvolture de la justice dans cette affaire », estime Me Marc Morin, avocat des plaignantes. « Le contrôle judiciaire aurait dû être plus strict et lui interdire par exemple d’effectuer des stages à l’hôpital, tout au moins dans des disciplines où l’intimité des patients et patientes est en jeu ». Car, il faut vraiment se pincer pour le croire, Nicolas W. a effectué des stages en gynécologie à Tours.

Supplications aux victimes, chantage au suicide…

Tout démarre en septembre 2020 : le 8, une étudiante de la faculté de médecine de Tours se confie à la commission d’écoute de l’établissement : elle affirme avoir été violée par un autre étudiant, Nicolas W, après une soirée alcoolisée. Elle dépose plainte et indique aux policiers qu’il y a d’autres victimes. Dans la foulée quatre d’entre elles se manifestent et déposent plainte pour agressions sexuelles. Le contexte est toujours le même : des soirées alcoolisées, des victimes pas en état de donner leur consentements, des baisers et attouchements par surprise ou forcés (et dans le cas de la première plaignante, une pénétration), puis parfois des supplications aux victimes pour qu’elles ne parlent pas, parfois du chantage au suicide. Les faits les plus anciens remontent à 2013 , lorsque Nicolas W. avait 15 ans, comme sa victime.

Alerté, le doyen, Patrice Diot, reçoit Nicolas W. et ses parents, eux-mêmes médecins réputés à Tours, qu’il connaît pour avoir fait ses études avec eux. Il reçoit également les victimes. Mais il n’en parle pas aux étudiants et aucune procédure disciplinaire n’est engagée : « Ce n’est certes pas une obligation, mais au regard de la gravité des faits, et du danger potentiel pour les étudiantes, cette inaction pose question », remarque une étudiante.

Deux mois de détention provisoire suivis d’une interdiction de séjourner dans le département

Le 30 septembre, l’auteur présumé est placé en détention provisoire. Il en sort deux mois plus tard, avec un contrôle judiciaire lui interdisant de séjourner dans le département. « Mais rien ne lui interdit de poursuivre son cursus ailleurs, le contrôle judiciaire ne prend absolument pas en compte le fait qu’il fait des études de médecine », note Me Morin. Les étudiants ne sont mis au courant de rien et, hormis les victimes et les copains de Nicolas W., qui ont pris leur distance avec lui, ignorent tout de l’affaire.

L’« exfiltration » discrète de Nicolas W. vers une autre université est organisé. Patrice Diot, le doyen, s’entretient avec son homologue de Limoges. A l’époque, personne parmi les étudiants de Tours n’est au courant, mais aujourd’hui, certains le soupçonnent, sans en avoir la preuve, d’avoir appuyé le dossier. Ce dernier, qui n’a pas répondu aux sollicitations de Off Investigation, dément. Mais Nicolas W. débarque à Limoges avec un dossier administratif sans une mention des agressions sexuelles dénoncées par 5 jeunes femmes.

L’étudiant démarre donc sa 4ème année de médecine à Limoges. A la fac, seul le doyen, Pierre-Yves Robert, est informé de son passé. « Aucun aménagement de scolarité n’a été effectué, [l’étudiant] poursuit ses études dans les mêmes conditions que les autres », expliquera plus tard le doyen à France Inter. Juridiquement, l’étudiant est seulement poursuivi, n’a aucune condamnation et son contrôle judiciaire n’impose aucune disposition particulière. Un étudiant comme les autres donc…

Quand un service gynécologie accueille sans le savoir un étudiant poursuivi pour cinq agressions sexuelles

Comme les autres externes, il doit effectuer un stage à l’hôpital Mère-Enfant. Et l’agresseur sexuel présumé se retrouve dans un service particulier : gynécologie ! « C’est comme si l’on autorisait un individu soupçonné d’actes pédophiles à travailler dans une garderie. Que fait la justice ? Que fait la faculté de médecine ? », s’étrangle Marc Morin, l’avocat des plaignantes qui n’a appris cette information qu’a posteriori.

« On ne sait pas si cela correspond à un souhait de sa part ou à une affectation aléatoire. Mais dans cet établissement, il y a d’autres services : il y a par exemple la génétique, qui consiste essentiellement en du travail en laboratoire avec très peu de contacts avec les patients, détaille Erika. Il aurait ainsi pu poursuivre ses études sans mettre quiconque en danger ». Le service gynécologie de l’hôpital quant à lui, n’est pas informé ne serait-ce qu’oralement, des soupçons pesant sur son stagiaire.

A Tours, les victimes restent longtemps murées dans le silence et la parole met du temps à se libérer. Au printemps 2022, l’une d’elles se confie à un collectif féministe très actif localement, Actions féministes Tours. « Nous avons alors décidé de faire exploser l’affaire », raconte Sophie, l’une des activistes. Sans ces militantes, Nicolas W. serait en stage de radiologie. Peut-être même en train de « toucher des seins », comme il l’avait dit d’un ton badin à une étudiante pour expliquer son attrait pour cette spécialité.

L’indignation monte et attire l’œil de la presse locale

Le 15 avril 2022, Actions Féministes Tours effectue un collage sauvage à la fac : « Aujourd’hui ton violeur, demain ton docteur », « Ici sont formés et protégés les violeurs » ; « Etudiant.e, pas morceau de viande »… La direction n’apprécie guère et dépose plainte. Sans cette action coup de poing, Nicolas W. aurait probablement poursuivi ses études tranquillement. Le coup d’éclat des féministes est remarqué par les syndicalistes étudiants, l’info et le nom de Nicolas circule. Des étudiants de Limoges font le rapprochement et découvrent avec stupeur qu’ils ont parmi eux un étudiant poursuivi pour cinq agressions sexuelles.

L’indignation se propage : le 20 avril, l’ANEMF (Association Nationale des Etudiants en Médecine de France), partage ce tweet : « Depuis lundi, nous sommes interpellés par la complaisance dont auraient fait preuve les facultés de médecine de Tours et de Limoges vis-à-vis d’un étudiant, poursuivi par 5 jeunes femmes pour viol et agressions sexuelles. » Pour la première fois, la presse, essentiellement locale, parle de l’affaire. Le silence n’est plus possible.

A Limoges, le doyen Pierre-Yves Robert, se défend en disant qu’il « a accepté l’étudiant en raison de la présomption d’innocence. Ce n’est pas à nous de rendre la justice ». En réunion avec des étudiants, il dit ne pas vouloir « discriminer quelqu’un qui n’est pas condamné », selon plusieurs témoignages. Aucune enquête administrative n’est diligentée ni à Tours, ni à Limoges. « Puis la pression médiatique retombe, et il ne se passe plus rien, pendant un an et demi, jusqu’à ce qu’il se retrouve au tribunal », se désole Erika.

Pour la première fois, Nicolas W. reconnaît les faits

En décembre 2023, il est condamné par le tribunal pour enfants à quatre mois de prison avec sursis pour l’agression commise en 2013. Mais rien ne filtre puisque l’audience est à huis clos. Le 22 février 2024, il comparaît pour les quatre autres agressions sexuelles. La victime qui a déposé plainte pour viol le 8 septembre 2020, à l’origine de tout ce déballage, a accepté que les faits soient correctionnalisés. En clair, Nicolas est poursuivi pour agression sexuelle, et non plus pour viol, un crime passible de la Cour d’Assises, ce qui implique des délais beaucoup plus longs. « Il est courant que cela soit proposé aux victimes, explique Me Morin, qui souvent accepte pour ne pas avoir à attendre un procès pendant de longues années. »

Pour la première fois, Nicolas W. reconnaît les faits. Le parquet demande la peine 4 ans de prison dont 3 avec sursis. Mais le 19 mars, le jugement rendu est beaucoup plus clémente : cinq ans de prison avec sursis. « Cela change tout, car une condamnation avec sursis est effacée du casier une fois le sursis effectué, en l’absence de récidive. Cela signifie que dans cinq ans, son casier judiciaire redeviendrait vierge. Le conseil de l’ordre n’aurait alors aucun moyen de connaître son passé. Rien ne l’empêcherait alors d’exercer comme médecin ».

Le parquet, réclamant une peine plus sévère, a fait appel. Un deuxième procès aura lieu début 2025. S’il n’est pas condamné à de la prison ferme, il pourra devenir médecin. Hier ton agresseur, aujourd’hui ton docteur ?

Un délinquant sexuel médecin ? Que dit la loi ?

En l’absence d’un jugement l’interdisant explicitement, il est en théorie possible pour un délinquant sexuel de devenir médecin. Avant d’inscrire un médecin, les différents conseils de l’ordre départementaux demandent en général un extrait de casier judiciaire B2 – où seules apparaissent les délits, et pas les contraventions – au demandeur, mais ce n’est pas une obligation. Ensuite, le conseil de l’ordre peut refuser l’inscription d’un médecin s’il estime qu’il « ne remplit pas les conditions de moralité » nécessaires à l’exercice de la profession. Un délinquant sexuel a toutes les chances de se voir refuser son inscription, mais ce n’est pas automatique, la notion de « conditions de moralité » pouvant laisser la place à une interprétation subjective. La décision du conseil est souveraine et peut faire l’objet de recours. De plus, sur le casier B2 n’apparaissent pas les condamnations concernant des mineurs, et les condamnations à du sursis simple sont effacées dès lors que le temps du sursis est écoulé. Ce qui signifie que l’on peut avoir été condamné pour agressions sexuelles sans que cela n’apparaisse sur l’extrait du casier judiciaire. Enfin, les conseils de l’ordre n’ont pas accès au Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuels (FIJAIS), qui recense l’ensemble des condamnations.

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