Sahara occidental
L’Europe complice d’une colonisation illégale ? (2-2)

Florence Autret correspondante à Bruxelles

Bateaux de pêche à Laayoune, principale ville du Sahara occidental en novembre 2018. Tiré par l’agriculture, la pêche et le tourisme, ce territoire contesté contribue illégalement à la croissance économique du Maroc. (Photo by FADEL SENNA / AFP)

Après avoir fermé les yeux pendant des décennies sur l’occupation du Sahara occidental par le Maroc, la Commission européenne tente d’en démontrer les avantages économiques. Une stratégie cynique et mercantile qui risque de couter très cher.

Les Européens ont-ils soutenu et financé méthodiquement une politique de colonisation, au mépris du droit international ? À la lecture d’un document de travail daté du 13 janvier 2023 et émanant de la Commission de Bruxelles elle-même, la question ne se pose pas vraiment. Sur une trentaine de pages, avec force chiffres à l’appui, ses auteurs documentent le boom économique et démographique des régions de Dakhla et Laâyoune, les deux grands ports du Sahara occidental.
Population en hausse de l’ordre de 20% entre 2014 et 2022, croissance du PIB double de celle du reste du Maroc, augmentation de 60% de la production agricole depuis 5 ans, valeur des captures de poissons dans les eaux sahraouies en forte hausse (+28% entre 2020 et 2021) et très forte dépendance aux exportations vers l’Union européenne : pour la Commission, ces chiffres sont la preuve que son accord de libéralisation des échanges et de partenariat avec le Royaume du Maroc fonctionne bien.

Un commerce avec l’Union européenne au risque d’encourager « des violations des droits humains »

Il y a juste un hic : ce commerce prospère sur la base d’arrangements plusieurs fois dénoncés comme illégaux. La communauté internationale n’a en effet jamais reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, cette longue bande côtière désertique de 230 000 km2 coincée entre le Maroc au nord, l’Algérie à l’est et la Mauritanie au sud. Dès 2015, les juges européens du Tribunal de l’UE ont estimé qu’en facilitant le commerce, « l’Union… risque d’encourager indirectement (les) violations des droits fondamentaux » de la population du Sahara occidental et même « d’en profiter ». Ils l’ont redit en 2016, 2018, 2021… et pourraient bien recommencer en 2023.
Comment, alors, en est-on arrivé à cette situation délirante où des fonctionnaires européens rédigent un rapport qui administre la preuve de ce pour quoi leurs propres institutions ont été condamnées et restent poursuivies ?

Partage du Sahara occidental (AFP)

Pour comprendre cet imbroglio diplomatique et juridique, il faut revenir en arrière. 1er janvier 1986. L’Espagne rejoint les communautés. Une décennie plus tôt, elle s’est retirée du Sahara occidental, devant l’avancée de la « marche verte » initiée par Hassan II. Son adhésion remet les relations avec le Maroc au centre de l’agenda diplomatique, avec un objectif prioritaire pour Madrid : assurer à son importante flotte de prêche l’accès aux eaux très poissonneuses qui bordent le Sahara. C’est chose faite deux ans plus tard. En mai 1988, Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, est reçu par le roi Hassan II à Rabat pour célébrer l’inclusion de l’Espagne et du Portugal dans cette coopération déjà ancienne. Il accueillera quelques mois plus tard son fils, l’actuel roi Mohamed VI, pour un stage de six mois dans son cabinet à Bruxelles.

Le principe de l’accord pêche est simple : l’Europe négocie avec Rabat un droit d’accès annuel versé en espèces sonnantes et trébuchantes directement à la Bank Al-Maghrib, la banque centrale marocaine, en contrepartie de quoi les pêcheurs européens se servent au large des côtes marocaines et sahraouis. « Il fallait donner à manger aux grandes compagnies galiciennes qui, sans cela, auraient été obligées de mettre la clé sous la porte » , résume aujourd’hui le député européen François Alfonsi (EELV).

Pendant plus de vingt ans, les relations entre Rabat et Bruxelles prospèrent grâce à l’abaissement des tarifs douaniers et à l’accès aux eaux marocaines. Les accords successifs et leurs protocoles sont muets sur l’ancienne colonie espagnole occupée à 80% par l’armée marocaine. En pratique, toutefois, ils s’y appliquent.

Des accords commerciaux en contradiction avec le soutien officiel au peuple sahraoui  

Le Maroc exporte, libres de droits, des quantités prodigieuses de phosphates extraits dans des mines situées au Sahara occidental. Les navires européens prélèvent des centaines de milliers de tonnes de poisson des eaux sahraouies, le Trésor marocain engrange des dizaines de millions d’euros. Les négociations sur la suppression complète des tarifs et contingents agricoles se poursuivent, en particulier des tomates dont la culture intensive se développe sur des terres gagnées sur le désert.

Officiellement, l’Union soutient le processus onusien d’autodétermination du peuple sahraoui, à l’époque réfugié dans des camps à la frontière algérienne ou en exil. En pratique, elle ferme les yeux sur l’occupation. C’est ce que l’avocat du Front Polisario (mouvement indépendantiste créé en 1973, ndlr), Gilles Devers, appelle « la phase de facto » de l’aide européenne à la colonisation marocaine. Mais cette realpolitik va se dérégler.

Camps de réfugiés sahraouis à Tindouf dans le désert algérien. Des milliers d’exilés y vivent. (photo D.Alachi / HCR)

Fin 2011, au Parlement européen, un jeune élu libéral finlandais, Carl Haglund, étrille une prorogation du protocole sur la pêche dont il a été nommé rapporteur. À l’époque, la Commission verse chaque année 36 millions d’euros au titre de la « compensation pour accès aux eaux » et de l’« aide sectorielle ». Or selon une évaluation officielle citée par Haglund, « chaque euro investi par l’UE n’a permis de récupérer que 83 centimes de chiffre d’affaires. Ces chiffres montrent l’inefficience de l’accord au plan financier », écrit-il, tout en soulignant les « incidences négatives » de l’activité des chalutiers pélagiques sur l’environnement et « les problèmes juridiques sérieux » concernant le Sahara occidental.

Première (et dernière) victoire sahraouie fin 2011 au Parlement européen

Le Finlandais recommande à ses collègues de la commission de la pêche de bloquer la prolongation du protocole mais il se heurte à un front hispano-français. Pendant ce temps, à la commission du Budget, une majorité se range derrière le rapporteur pour avis, le député François Alfonsi (EELV), favorable à l’autodétermination. Le 14 décembre 2011, jour du vote en plénière, la plus grande confusion règne. Les socialistes et le centre-droit, qui disposent d’une majorité, se divisent. Les députés d’Europe du Nord vote majoritairement contre. De nombreux autres se prennent les pieds dans le tapis.

Dans la soirée, coup de théâtre : le protocole pêche, dont la prorogation aurait du être une simple formalité, est finalement retoqué par 326 voix contre, 296 pour et 58 abstentions. Dans la foulée, les Verts et la Gauche Unitaire Européenne parviennent également à faire passer une résolution demandant une renégociation de l’accord qui protège mieux les intérêts financiers de l’Union et les droits sahraouis. « Je ne suis pas certain que tous les collègues aient compris pour quoi ils votaient », sourit aujourd’hui François Alfonsi. Utilisant la possibilité qui leur est donnée de faire connaître ex-post leurs « intentions », pas moins de vingt-deux élus feront effectivement consigner dans le PV du Parlement qu’ils se sont trompés, dont le socialiste Vincent Peillon et l’UMP Brice Hortefeux qui avaient voté contre le protocole. Une manière de dire qu’ils ne recommenceront plus ?

Un camouflet pour le Maroc

En cette fin 2011, ce « coup » des soutiens du mouvement de libération sahraoui est un camouflet pour la diplomatie du Maroc qui en tire les leçons et cherche à élargir sa « base ». Elle resserre notamment ses liens avec un député socialiste italien expérimenté qui s’est bâti une solide réputation de défenseur des droits de l’homme, comme l’attestent les documents obtenus par Off investigation. Son nom : Antonio Panzeri, désormais connu comme le personnage central du Marocgate (aussi surnommé « Qatargate »).

Les deux co-présidents du comité parlementaire UE-Maroc, Pier Antonio Panzeri (à gauche) et Abderrahim Atmoun (à droite), mis en cause dans l’affaire du Marogate. (photo Christian Creutz /REA)

C’est un succès. En février 2012, les eurodéputés valident un accord de partenariat rehaussé qui vise la libéralisation complète des échanges avec le Maroc d’ici 2020. En décembre 2013, ils font de même du nouveau protocole pêche. Signe que M. Haglund n’avait pas tout à fait tort, l’accès aux eaux a cependant été renégocié : les quotas de pêche ont augmenté d’un tiers, la compensation financière réduite de 20%. Début 2019, enfin, le Parlement se prononce encore une fois en faveur des accords qui ont néanmoins dû être révisés suite à un arrêt de la Cour de justice de l’UE.

Le Front Polisario, reconnu comme « représentant légal » du peuple sahraoui

Car un autre front s’est ouvert, judiciaire, celui-là. Dès 2012, le Front Polisario a attaqué l’accord de partenariat UE/Maroc. Trois ans plus tard, il obtient du Tribunal européen la reconnaissance du peuple sahraoui comme une « partie tierce à laccord UE Maroc », et le Front Polisario, comme son « représentant légal ». La Commission et le Conseil de l’UE sont enjoints de recueillir leur « consentement libre et authentique » avant toute application des accords au Sahara occidental. Un sacré camouflet pour Rabat.

L’arrêt est confirmé en appel fin 2016. Treize mois plus tard, dans une autre procédure contre l’accord de pêche initiée cette fois depuis le Royaume-Uni par l’ONG Western Sahara Campaign, les juges récidivent. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier. Le président Juncker confie le dossier au Français Pierre Moscovici, commissaire en charge des affaires économiques, de la fiscalité et des douanes, plutôt qu’à la commissaire au commerce, la libérale suédoise Cecilia Malmström, qui aurait été jugée trop sensible à la cause sahraouie.

Pierre Moscovici veut limiter l’impact sur les affaires. À sa demande, les douanes des États membres sont invitées à ne pas chercher à récupérer les droits non perçus sur les produits importés depuis le Sahara occidental. On parle de plusieurs millions d’euros par an. Face aux eurodéputés, M. Moscovici invoque des « circonstances factuelles exceptionnelles », autrement dit l’occupation et la politique marocaine d’intégration de l’économie saharaouie.

Pour l’avenir, il propose à Rabat un système de contrôle de l’origine des produits similaire à celui mis en place avec Israël en vue d’exclure du bénéfice de l’accord commercial les territoires occupés. Refusé. On trouve un compromis bancal : il faudra bien mettre en place un traçage des produits… mais l’exemption de droits de douanes pourra continuer à s’appliquer au Sahara occidental. On marche sur la tête. Sur Twitter, M. Moscovici salue néanmoins son propre « succès » et « la fin dune incertitude juridique dommageable à tous, notamment aux entreprises et habitants du Sahara occidental ».

La famille royale aurait des intérêts économiques au Sahara

Dès lors, l’administration européenne va s’enfoncer dans une impasse : ne tenir compte que des demandes et des intérêts marocains, tout en tentant de démontrer que cette coopération économique profite à des Sahraouis. D’où le stupéfiant document publié en janvier dernier. Intitulé « Rapport 2022 sur les effets et avantages pour le peuple du Sahara occidental en ce qui concerne l’extension des préférences tarifaires aux produits originaires du Sahara occidental », il confond allègrement population du Sahara et peuple sahraoui. Comme s’il n’y avait ni occupation, ni colonisation. Il ne contient aucune donnée démographique et géographique sur la situation des Sahraouis, et encore moins d’informations sur les bénéficiaires effectifs de l’essor économique.

Le Roi du Maroc, Mohammed VI, à Laayoume au Sahara occidental pour le lancement d’investissements de 2 milliards de dirhams, le 05 février 2016. (photo Atlas Info)

Les maigres informations qui circulent sont pourtant édifiantes. Selon une note de 2013 communiquée par l’activiste Mohamed Elbaïkam, alors porte-parole d’associations de pêcheurs, « les Sahraouis sont exclus du travail sur les navires » qui pratiquent la pêche côtière. Idem pour les 400 bateaux pratiquant la pêche hauturière et appartenant selon lui à « certains membres de la famille royale, des généraux de l’armée marocaine, la famille El-Iraki et d’anciens ministres, chefs de partis politiques, etc ». En 2008, le renseignement américain rapportait déjà des « informations crédibles » indiquant que le commandant du secteur Sud de l’époque, le général Benanni, « possédait des participations importantes dans les pêcheries du Sahara occidental » (télégramme du 4/8/2008 publié par Wikileaks).

«On est complices ! Ils savent que c’est irrégulier »

François Alfonsi, eurodéputé français (EELV)

Sous le protocole pêche en cours, l’Union européenne a versé en 4 ans au Maroc 160 millions d’euros dont 82,9 pour payer l’accès aux eaux et 82 millions à l’« appui sectoriel », autrement dit le développement du secteur de la pêche marocain. Selon une évaluation indépendante de 2017, cet appui va aux deux tiers aux deux ports de Dakhla et Laâyoune.

« On est complices. Ils savent que c’est irrégulier. L’éthique d’un fonctionnaire européen, c’est de veiller à ce que les fonds dont il a la responsabilité soient mis en œuvre dans des conditions irréprochables. Là, il sait pertinemment que ce n’est pas le cas et il continue. À mon avis, c’est passible de poursuites », s’indigne l’eurodéputé français EELV François Alfonsi.

Une du 02 mars 2023 de l’hebdomadaire pro-régime « Maroc Hebdo » revendiquant non seulement le sahara occidental, mais aussi le « sahara oriental », qui aurait été artificiellement rattaché à l’Algérie par la France.

Marginalisés au Parlement par la diplomatie marocaine, échaudés par des consultations bâclées, les ONG et le Front Polisario disent avoir renoncé à se faire entendre par l’administration et opté pour l’action en justice. En septembre 2021, le Tribunal de l’Union a de nouveau annulé l’accord de pêche révisé de 2019, notamment car il ne tenait pas assez compte de la population sahraouie : « Ces consultations et les résultats qui en sont tirés… reflètent davantage le point de vue des institutions et d’organismes publics marocains que d’organismes issus de la société civile du Sahara occidental », tranchaient alors les juges européens, qui concluaient : « Les consultations ne peuvent être considérées comme ayant permis de recueillir le consentement du peuple du Sahara occidental ». La décision en appel pourrait être rendue au second semestre 2023. Si la justice européenne confirme que l’exploitation du Sahara occidental dans le cadre d’accords UE/Maroc est illégale, le gouvernement marocain et les bénéficiaires du boom économique des « provinces du Sud » risquent gros. Mais l’Union aussi.

Des milliards d’euros de préjudice direct et indirect causé au peuple sahraoui

En cas de victoire en appel, Gilles Devers assure que son client, le Front Polisario, est « prêt à sassoir à la table avec la Commission » mais l’a mandaté, en cas de refus de négocier, pour « agir en responsabilité » contre celle-ci et demander réparation. On parle d’environ 500 millions d’euros par an sur 4 ans, soit 2 milliards d’euros au titre du préjudice direct et indirect causé au peuple sahraoui par le soutien de l’Union à l’occupation de son territoire. La première décision de justice de 2015 aura été « une occasion historique manquée de se mettre autour de la table », déplore-t-il aujourd’hui. Désormais, on voit mal quelles pourraient être les marges de manœuvre d’une diplomatie européenne de plus en plus divisée et acculée par sa propre cour de justice.

À la Commission, le dossier marocain provoque la gêne, sinon la sidération. Deux semaines après avoir reçu des questions de Off Investigation, un porte-parole du Haut représentant Josep Borrell nous a répondu par écrit qu’« aucun problème dans l’application pratique de l’accord n’a été relevé ». Pourtant, la renégociation du protocole pêche qui expire le 19 juillet 2023 n’a toujours pas été lancée. « Pour l’instant, il n’y a rien. On attend l’arrêt de la Cour. On va arriver en juillet-août et il n’y aura pas d’accord. Ce ne sera plus possible d’y aller [ndlr : au large du Sahara] », s’inquiète un représentant du lobby des pêcheries européennes Europêche.

La Confédération générale des entreprises marocaines (CGEM) reconnaît discuter avec Business Europe (patronat européen) dans l’attente du jugement, mais refuse de répondre à des questions sur ses possibles conséquences. Tout comme l’ambassade marocaine auprès de l’Union.

Début février 2023, la directrice par interim de la direction générale de la pêche et des affaires maritimes en charge de l’accord avec le Maroc s’est rendue à Agadir avec une délégation européenne pour un colloque « sous le haut-patronage de sa majesté Mohammed VI ». A son retourà Bruxelles, le 2 mars, elle faisait un point devant la commission de la pêche du Parlement.
Son président, le Français Pierre Karleskind (Renaissance), a proposé « spontanément » que l’échange se fasse… à huis clos. Tout en assurant « respecter absolument les décisions de la Cour », il explique «  s’en remettre » au Conseil et à la Commission pour « négocier le meilleur accord possible ». Si celui-ci s’applique à nouveau au Sahara occidental, « on attaquera immédiatement en référé », avertit l’avocat du Front Polisario. Manifestement, les Sahraouis ont décidé de ne plus se laisser sacrifier…

Florence Autret Correspondante à Bruxelles

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