
Notre chroniqueur littéraire Antoine Corlay a lu le dernier livre de Giuliano da Empoli. Dans « L’heure des prédateurs » (ed. Gallimard), l’intellectuel italo-suisse dresse un état du monde en déliquescence, pris entre la brutalité du pouvoir politique et la mainmise des « conquistadors de la Tech », faisant de nos vies des continents à conquérir. Vertiges.
Je viens d’une époque lointaine, où l’enfance semblait éternelle. Année 1992. Un temps de lenteurs et d’illusions, sans écran total. Loin d’un génocide en direct, d’un air saturé, d’un temps dérèglé, de feux et d’inondations prenant les villes. Un temps sans filtre, sans ce poids lourd de vivre, sans lumière bleue absorbant nos nuits et nos données. L’extrême droite avait un nom assumé, le visage gras et ridé, la haine fière en bandoulière. Il ne la cachait pas derrière un sourire forcé, un trois-pièces bien coupé, des vidéos Tik-Tok chiadées. C’était net, claire, précis. C’était hier. Loin du chaos en continu. Désormais, le monde est flou, fait de violences et de doutes.
Minuit moins 89 secondes
Le livre de Giuliano da Empoli, conseiller politique devenu écrivain, dévoile le hors-champ d’un pouvoir aux abois ainsi que les artisans de cette gangrène, de New-York à Riyad, rongeant la démocratie de l’intérieur. Nous rongeant, nous. Cette manière structurée d’être collectivement au monde, imparfaite mais historiquement solide, se retrouve fragilisée par la violence nostalgique de la guerre, la violence historique de la politique, la violence inédite de la technologie. Face aux multiples menaces, l’imminence du danger se rapproche. L’horloge de l’Apocalypse ne cesse ainsi d’avancer depuis son lancement symbolique par un groupe de scientifiques en 1947. Elle affichait alors minuit moins sept minutes. Depuis janvier 2025, le temps s’emballe. Minuit moins 89 secondes : « L’heure des prédateurs a sonné ».
La sidération comme outil de puissance
Lointain héritier du prince italien Borgia, dépeint par Machiavel entre trahisons et coups bas, Donald Trump incarne cette nouvelle ère de la sidération. Un homme qui ne lit pas les notes de ses conseillers, éruptif, dicté par ses pulsions et sa démesure, capable en 100 jours de faire écrouler les fondations de son pays, d’en revisiter l’histoire au nom de la lutte contre le « wokisme », d’en affaiblir les capacités comme celle du globe à se protéger contre les périls en cours. On regarde moitié révolté, moitié paralysé.