Kohler, MSC et la cocaïne
Comment des trafiquants infiltrent la compagnie maritime de ses cousins

Lauren Etter et Michael Riley (Agence Bloomberg). (Titres et traduction Française: Carmen Bachimont)

Illustration : Viktor Hachmang pour Bloomberg Businessweek

Alors que MSC devenait une force dominante du commerce mondial, elle est également devenue un canal privilégié de trafic de cocaïne pour les gangs des Balkans. Soupçonné de l’avoir favorisée depuis le ministère des finances, à Bercy, voire depuis le secrétariat général de l’Élysée, Alexis Kohler (qui s’était mis à son service comme directeur financier en 2016-2017), a été mis en examen en septembre dernier pour « prise illégale d’intérêt ». Nous reproduisons ci dessous (en accès libre) une remarquable enquête de l’agence américaine Bloomberg du 16 décembre dernier qui explorait l’infiltration de la compagnie maritime Italo-Suisse des cousins d’Alexis Kohler par des trafiquants de cocaïne.

« Affaire Kohler, le scandale qui menace Macron » (Y. Mhamdi/J.B. Rivoire), 1er épisode de « Emmanuel, un homme d’affaires à l’Élysée », série de 8×52 refusée par toutes les chaînes de télévision et produite fin 2021 par Off Investigation via un financement participatif.

Au cours de l’été 2019, Claudio Bozzo, directeur de l’exploitation de MSC (Mediterranean Shipping Co), a parcouru 6 000 km (4 000 miles) de Genève à Washington, DC, pour une réunion avec les douanes américaines et la protection des frontières. Il avait été envoyé par le propriétaire de MSC, un milliardaire discret de 82 ans nommé Gianluigi Aponte, pour contenir une crise. 

Quelques mois plus tôt, plus de 100 agents avaient embarqué sur l’un des navires de MSC, le Gayane, alors qu’il entrait dans le port américain de Philadelphie pour ce qui était censé être une escale rapide sur sa route vers Rotterdam. Sous le pont, cachés dans des conteneurs remplis de vin et de noix, les agents ont découvert près de 20 tonnes de cocaïne, d’une valeur d’un milliard de dollars. L’enquête qui a suivi a montré que plus d’un tiers de l’équipage – tous des employés de MSC – avait participé au transfert de vastes quantités de cocaïne depuis des vedettes rapides pendant la nuit, alors que le navire naviguait en haute mer au large de l’Amérique du Sud. Il s’agit de la plus grande saisie de drogue par voie maritime de l’histoire des États-Unis. 

 » La plus grande saisie maritime de drogue de l’histoire des Etats-Unis « 

Le crime étant si considérable et culotté, les autorités ont pris la décision exceptionnelle de saisir non seulement la cocaïne, mais aussi le Gayane lui-même, un navire de 1 000 pieds (environ 300 mètres) de long d’une valeur de plus de 100 millions de dollars. Lors de sa rencontre avec le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) dans le bâtiment Ronald Reagan, Bozzo s’est excusé pour cette épreuve et a déclaré que les actions de l’équipage l’avaient surpris, selon une personne au courant des événements. Il a fait l’éloge de la croissance de MSC qui, après des débuts modestes, est devenue la plus grande compagnie maritime du monde et a fait comprendre aux fonctionnaires à quel point la famille Aponte prenait au sérieux la responsabilité de gérer une flotte qui représente près de 20 % de l’ensemble du commerce maritime de conteneurs. 

Pour les autorités américaines, l’ignorance de la compagnie ne tenait pas la route. Une enquête de Bloomberg Businessweek a révélé que des années avant l’inspection du Gayane, les autorités chargées de l’application de la loi de plusieurs pays surveillaient les navires et les équipages de MSC. Les autorités américaines avaient non seulement suivi le Gayane bien avant qu’il ne pénètre dans les eaux étasuniennes, mais elles avaient également abordé et fouillé plusieurs autres navires de MSC dans le cadre d’une enquête plus large sur un réseau international de trafic de cocaïne qui s’était infiltré dans la société de transport maritime. Grâce aux indices recueillis lors de ces inspections, ainsi qu’aux renseignements collectés en Europe de l’Est, ils ont identifié un puissant cartel des Balkans comme étant à l’origine de ces expéditions massives.

MSC,  » empire de la contrebande de cocaïne « 

Les pouvoirs américains et européens ont également conclu que le cartel, qui contrôle plus de la moitié de la cocaïne acheminée vers l’Europe, avait infiltré les équipages de MSC pendant une décennie, exploitant sa main-d’œuvre et ses navires pour contribuer à la construction d’un empire de la contrebande de cocaïne. « Nous ne considérions certainement pas MSC comme une victime dans cette affaire« , déclare William McSwain, ancien procureur du district Est de Pennsylvanie, qui a présidé l’affaire Gayane jusqu’à ce qu’il quitte ses fonctions en janvier 2021. 

MSC et le gouvernement américain sont désormais engagés dans une bataille juridique qui s’est déroulée en grande partie à l’abri des regards. Les fonctionnaires des douanes ont fait pression sur la société pour qu’elle paie plus de 700 millions de dollars de pénalités, selon plusieurs sources policières qui ont parlé sous le couvert de l’anonymat des procédures administratives non publiques. Les services du bureau du procureur fédéral du district oriental de Pennsylvanie sont en train de monter un dossier civil dans lequel ils font valoir que MSC, en tant qu’exploitant du Gayane, est responsable du trafic de drogue et doit confisquer le navire ou une partie substantielle de sa valeur. Si MSC admet que des quantités record de cocaïne ont été trouvées à bord de son navire, elle conteste certains aspects essentiels de la version des faits donnée par le gouvernement et affirme qu’elle a été la victime des trafiquants, et non un co-conspirateur. 

 » Nous ne sommes pas mandatés, dotés de ressources ou formés pour affronter de dangereux groupes criminels organisés« . 

Giles Broom, porte-parole de MSC

Un porte-parole de MSC, Giles Broom, déclare que la société a toujours pris le narcotrafic au sérieux, mais que l’incident du Gayane « a révélé un nouveau niveau de menace pour la sécurité auquel nous et, pour autant que nous le sachions, l’industrie du transport maritime par conteneurs n’étions pas encore prêts à faire face« . Aujourd’hui, dit-il, MSC est considéré comme « de loin le leader du secteur en matière de lutte contre la contrebande« . Pourtant, « il y a une limite à ce que l’on peut attendre d’une entreprise et de civils qui font leur travail : Nous ne sommes pas un organisme chargé de l’application de la loi et nous ne sommes pas mandatés, dotés de ressources ou formés pour affronter de dangereux groupes criminels organisés« . 

L’enquête de Businessweek est basée sur des entretiens avec plus de 100 personnes dans une douzaine de pays, y compris d’anciens et d’actuels responsables de l’application de la loi et des personnes connaissant bien les activités de MSC, ainsi que sur l’examen d’affaires de trafic dans plusieurs pays. De nombreuses sources ont souhaité l’anonymat pour pouvoir discuter de détails confidentiels concernant des enquêtes en cours ou passées. 

Des équipages  » infiltrés par les gangs des balkans « 

Toutes les compagnies maritimes qui assurent des liaisons entre l’Amérique du Sud et l’Europe risquent d’être la proie des trafiquants de cocaïne. Mais MSC constitue une cible particulièrement attrayante, selon les autorités. Elle domine les circuits qui servent également d’autoroutes de la cocaïne, principalement ceux utilisés pour transporter des fruits et légumes frais de l’Amérique du Sud vers l’Europe du Nord. C’est également le plus grand employeur au monde de marins originaires du Monténégro, pays d’origine du cartel des Balkans. Des années avant la saisie du Gayane, la police européenne avait prévenu MSC que ses équipages étaient infiltrés. Pourtant, les mesures prises par la direction pour atténuer le problème n’ont pas été à la hauteur, selon des responsables des deux côtés de l’Atlantique. 

Cette situation a frustré les autorités policières et douanières, alors que des quantités record de cocaïne déferlent sur les ports du monde entier, en particulier en Europe. Les procureurs américains ne prétendent pas que les dirigeants de MSC ont participé au trafic ou en ont tiré profit, mais ils tentent d’en savoir plus sur les défaillances des protocoles de recrutement et de sécurité de la compagnie, selon deux hauts fonctionnaires concernés. Les enquêteurs américains et européens affirment qu’ils en reviennent toujours à une question centrale : Pourquoi les organisations criminelles ont-elles apparemment été en mesure de contrôler les opérations clés à bord de certains navires de la compagnie pendant si longtemps ? « L’influence des narcotrafiquants au sein de cette société est sans conteste un élément qui, dès le premier jour, a suscité l’intérêt du gouvernement américain« , déclare Robert Perez, commissaire adjoint au CBP de 2018 à juillet 2021. 

Il est rare qu’une compagnie maritime soit condamnée à de lourdes amendes pour des drogues trouvées à bord de ses navires. Aux États-Unis, lorsque des amendes sont imposées, les régulateurs laissent souvent le transporteur les négocier. Mais en Europe, ces amendes sont rarement imposées. Bien que les compagnies maritimes soient soumises à des exigences internationales en matière de sécurité, les douanes et les autorités chargées de l’application de la loi n’ont que peu de pouvoir pour les obliger à rendre des comptes. Tout cela a permis au secteur du transport maritime, principal moteur de la mondialisation, d’échapper à des conséquences majeures alors qu’il est de plus en plus impliqué dans le trafic de drogue. Jusqu’à ce que le Gayane arrive à Philadelphie à l’été 2019.

MSC : une compagnie familiale qui a su s’imposer

Derrière son nom, Mediterranean Shipping Co. est basée loin des embruns, dans un quartier tranquille de Genève. Même dans un secteur notoirement insulaire, le fonctionnement interne de MSC est particulièrement difficile à déchiffrer. C’est l’une des rares grandes compagnies maritimes à ne pas être cotée en bourse. Elle exploite une ligne de croisière qui publie ses résultats annuels, mais son activité de transport de marchandises ne communique pas d’états financiers. M. Aponte est également propriétaire d’un réseau de centaines d’entités connexes qui supervisent des opérateurs de ferry, des fabricants de vedettes rapides, des terminaux d’expédition et même une île privée aux Bahamas. 

Aponte est mince, les cheveux gris, des yeux glacés et une allure aristocratique. Il reste le représentant du groupe MSC. Son fils, Diego, est président. Sa fille, Alexa, est directrice financière. Il y a deux ans, après la saisie du Gayane, il a nommé Soren Toft, cadre de longue date chez son rival AP Moller-Maersk A/S, au poste de directeur général des activités de fret de MSC, une première pour un étranger. 

La famille aime à dire que l’eau de mer coule dans ses veines, citant des documents maritimes du XVIIe siècle qui portent son nom. M. Aponte est né dans la petite ville de Sant’Agnello, dans la baie de Naples ; sa famille transportait des marchandises et des passagers dans les eaux de la baie. Il est également devenu marin, en suivant une formation de capitaine de navire et en travaillant sous les ordres d’Achille Lauro, ancien maire de Naples et magnat du transport maritime. Il a navigué sur les vaporetti qui transportaient les touristes fortunés vers les îles voisines telles que Capri et Ischia. C’est au cours de l’un de ces voyages qu’Aponte a rencontré sa future épouse, Rafaela Diamant, fille d’un banquier suisse. 

Quand MSC cassait les prix

En 1970, M. Aponte achète un vieux cargo allemand et lance MSC. L’année suivante, il acquiert un second navire d’occasion, qu’il baptise du nom de sa femme. Il commence ensuite à acheter des porte-conteneurs. Lorsque M. Aponte se lance dans ce secteur, le transport maritime est dominé par des entreprises traditionnelles telles que Maersk et Hapag-Lloyd, dont les origines remontent aux années 1800. Il se fait vite une place en empruntant des itinéraires mal desservis. Il développe un modèle commercial astucieux, en achetant des porte-conteneurs d’occasion, certains provenant de parcs à ferraille, puis en les remettant en état et en les renvoyant en mer. MSC s’est également distinguée en privilégiant le prix à la rapidité de livraison. “MSC, dans les premières années, on plaisantait souvent dans le secteur en disant qu’il s’agissait d’un raccourci pour « peut-être que le navire arrive »« , dit Lars Jensen, fondateur de la société de conseil Vespucci Maritime et ancien cadre de Maersk. « Votre cargaison finissait par arriver, mais vous ne saviez pas exactement quand« . 

Ces stratégies lui ont permis d’étendre son empire presque entièrement de manière organique, plutôt que par le biais d’acquisitions, comme l’ont fait la plupart de ses rivaux. Au fil du temps, MSC a ajouté des itinéraires couvrant l’Asie, les États-Unis et l’Amérique du Sud, et au début des années 2000, sa devise était la suivante : « La terre couvre un tiers de la planète, nous couvrons le reste« . 

Mais alors qu’Aponte construisait MSC, une puissante organisation criminelle mettait en place sa propre opération maritime. 

Saisies de cocaïnes en cascade

Le 30 mai 2010, peu après minuit, le navire MSC Oriane naviguait dans la Manche en direction d’Anvers, en Belgique, lorsqu’un homardier, le Galwad-Y-Mor, a entamé une série de manœuvres étranges, se déplaçant d’abord devant, puis derrière le gigantesque navire de charge. Selon les procureurs britanniques, à l’approche du Galwad, l’équipage de l’Oriane a jeté par-dessus bord 11 sacs de sport imperméables contenant au total 255 kilos de cocaïne d’une valeur d’environ 80 millions de dollars. Après avoir récupéré les sacs, les quatre hommes du Galwad, dont un Monténégrin, ont navigué jusqu’à la baie de Freshwater, toute proche, où ils ont utilisé des poids métalliques pour immerger la drogue et la relier à une bouée afin que les trafiquants puissent la récupérer plus tard. 

Ils n’en ont jamais eu l’occasion. La police antidrogue britannique avait surveillé l’opération et a arrêté les hommes sur le Galwad, ainsi qu’un complice. L’année suivante, les cinq hommes ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Plus de dix ans plus tard, les pêcheurs continuent de clamer leur innocence. 

En coulisses, l’incident a déclenché une enquête européenne sur l’infiltration des compagnies maritimes par le crime organisé, selon une personne au fait du dossier. En se renseignant auprès des polices espagnole, belge et néerlandaise, les autorités britanniques ont appris que l’Oriane n’était pas un cas isolé. Chacun de ces pays avait été témoin d’opérations au cours desquelles la cocaïne était transportée à travers l’Atlantique sur des porte-conteneurs commerciaux appartenant à diverses compagnies, puis transférée sur des navires plus petits avant que la cargaison n’arrive au port. Ces manœuvres, connues sous le nom de « drop-offs », permettaient aux trafiquants d’éviter les ports d’entrée officiels, où les chances de saisie étaient plus grandes, mais cela signifiait qu’ils devaient recruter des membres d’équipage à bord des cargos commerciaux, en les payant pour jeter la drogue par-dessus bord. 

Les autorités britanniques ont porté l’affaire devant Europol, qui coordonne les enquêtes criminelles transfrontalières entre les membres de l’Union européenne. Vers 2012, des agents du Royaume-Uni, d’Espagne, de Belgique et des Pays-Bas se sont réunis et ont convenu de rassembler toutes les informations dont ils disposaient sur les livraisons et d’entrer les détails des affaires dans la base de données d’Europol sur l’échange de renseignements. Il est apparu que plusieurs grandes entreprises avaient été utilisées, mais qu’un nom revenait fréquemment : MSC. 

Des traces d’ADN humain dans un hachoir industriel

Diverses organisations de trafiquants européens pratiquent le “drop offs”, mais c’est surtout une spécialité du Cartel des Balkans, qui se développe de plus en plus fortement dans le commerce international de la cocaïne. Le cartel est constitué d’un regroupement de gangs issus de cinq pays, liés par une langue commune, le serbo-croate. Nombre d’entre eux ont commencé par constituer des groupes militaires privés pendant la guerre des Balkans dans les années 1990, avant de se tourner vers le trafic d’armes, la contrebande de cigarettes, le vol de voitures et le blanchiment d’argent. On trouve dans leurs rangs d’anciens flics et d’anciens agents des services de renseignement. Leurs factions coopèrent mais se font aussi concurrence. Certaines ont acquis une réputation de violence – l’année dernière, une descente de police dans une banlieue de Belgrade a permis de découvrir un hachoir industriel contenant des traces d’ADN humain. 

Bien que le cartel se livre à toutes sortes d’activités criminelles, les autorités américaines affirment que ses revenus proviennent principalement du trafic de cocaïne. Les gangs sont aussi des innovateurs. Au début des années 2000, ils ont commencé à mettre en place un réseau logistique qui s’étendait de part et d’autre de l’Atlantique. En Amérique du Sud, ils ont intégré leurs membres aux producteurs, cultivant des relations jusqu’aux laboratoires situés au fin fond de la jungle. En Europe, ils ont mis en place un réseau de distribution en gros. Et dans les premiers temps, ils ont parfois complété leur chaîne d’approvisionnement en se procurant leurs propres navires. La plupart du temps, ces navires transportaient des cargaisons licites de soja ou d’autres produits en vrac. Pour les chargements illicites, les trafiquants faisaient appel à un capitaine et à un équipage corrompu. 

Puis le Cartel des Balkans a redoublé d’efforts pour exploiter ce qui, selon d’anciens et d’actuels responsables de l’application de la loi, constituait un avantage concurrentiel de premier ordre : les marins des Balkans. Nombre d’entre eux venaient du Monténégro, une minuscule nation de la mer Adriatique dont la tradition maritime remonte à plusieurs siècles et qui compte plusieurs écoles de formation et d’accréditation des marins. Même les écoles secondaires y préparent les élèves à une carrière en mer. Cette situation a créé un bassin de recrutement très attrayant pour les gangs criminels qui utilisent la haute mer pour leurs opérations de trafic. 

À bien des égards, l’affaire Oriane présente les signes révélateurs d’anciennes opérations de contrebande dans les Balkans, qui utilisaient leurs propres navires et équipages. Or, pour les enquêteurs d’Europol, il semble que les trafiquants aient plutôt commencé à placer leurs équipages corrompus sur les navires des grandes compagnies maritimes. 

Des marins Serbes, Montenegrins et Croates chez MSC

En 2013, d’autres pays européens en sont venu à soupçonner le cartel d’avoir trouvé un moyen de s’introduire dans les opérations de recrutement de MSC. Les conclusions de leurs enquêtes ont été considérées comme très sensibles, mais ont parfois été rendues publiques. En novembre, la direction de la police monténégrine a publié un rapport de 100 pages sur le crime organisé dans les Balkans, dont une partie était consacrée au trafic de cocaïne. Selon ce rapport, les gangs de la région « ont développé des réseaux de membres temporaires qui se composent généralement de marins du Monténégro, de Serbie et de Croatie, qui sont principalement employés sur les porte-conteneurs de la compagnie MSC ». 

L’année suivante, la police espagnole a commencé à suivre une bande de trafiquants monténégrins et serbes qui organisaient le transport de cargaisons de cocaïne à travers l’Atlantique sur des navires de la compagnie MSC et leur largage par l’équipage au large des côtes européennes. Les documents judiciaires détaillent comment les contacts du groupe en Amérique du Sud contrôlaient « une immense flotte de marins embauchés sur les navires de MSC » qui pouvaient aider à transporter de grandes quantités de cocaïne vers l’Europe du Nord. Un autre rapport de la direction de la police monténégrine, datant de 2015, indique que le principal mode de contrebande de cocaïne pour les groupes criminels organisés des Balkans reste les « porte-conteneurs de la compagnie MSC, couvrant la ligne Amérique du Sud-Europe de l’Ouest« . 

Vers 2016, des agents des Pays-Bas, de Belgique et du Royaume-Uni ont pris contact avec la direction de MSC, sous la houlette de la police néerlandaise. Ils ont fourni à la société certains détails recueillis au cours des enquêtes et lui ont demandé de l’aide pour enrayer le trafic. Selon Jan Janse, chef de la police du port de Rotterdam, dont l’équipe a participé à la sensibilisation, MSC a appris que le Cartel des Balkans avait utilisé une agence de recrutement dans la région pour faire monter des marins corrompus à bord de ses navires. 

La compagnie a également reçu un avertissement. « Nous leur avons dit ce que nous avions vu. Et nous leur avons dit que cela devait cesser« , explique M. Janse. « Et si cela ne s’arrêtait pas, nous leur avons dit que nous risquions de faire ce que les États-Unis ont fait plus tard, c’est-à-dire saisir leurs navires”

On ne sait pas exactement ce que MSC a fait de ces informations. M. Broom, le porte-parole, affirme que la compagnie n’a pas de trace d’une telle réunion qui aurait eu lieu à Genève en 2016. « MSC rencontre depuis de nombreuses années les autorités douanières et policières pour discuter des risques de trafic de drogue dans le cadre de nos collaborations dans de nombreux pays« , précise-t-il. 

M. Janse pense que la compagnie a pris des mesures de sécurité supplémentaires et a changé l’agence de recrutement qu’elle utilisait dans les Balkans. La police antidrogue néerlandaise a commencé à voir moins de débarquements, et la technique a fini par disparaître presque entièrement. Mais les contrebandiers sont devenus de plus en plus sophistiqués. 

De nouvelles routes favorables au trafic

En 2016, des quantités record de cocaïne sont arrivées en Europe du Nord, en partie à cause de l’augmentation de la production en Amérique du Sud. Des éléments indiquent que les trafiquants ont renoncé au passage habituel par l’Espagne au profit des grands ports commerciaux de conteneurs en Belgique et aux Pays-Bas. Pour la première fois, la Belgique a dépassé l’Espagne en tant que pays ayant saisi la plus grande quantité de cocaïne, selon un rapport de l’UE sur les drogues.

La même année, le Panama a achevé l’expansion du canal de Panama pour un montant de 5,4 milliards de dollars. Auparavant d’une largeur de 33 mètres (108 pieds) à son point le plus étroit, il est désormais large d’au moins 55 mètres, ce qui permet d’accueillir des navires de très grande taille et de tripler le volume de marchandises pouvant être acheminées. Les entreprises se sont réjouies de cette expansion, mais Jürgen Stock, secrétaire général d’Interpol, a averti dans un discours prononcé au Panama un mois après l’achèvement du projet qu’il pourrait accélérer le flux de cocaïne à travers l’Atlantique. 

MSC a commencé à exploiter le canal élargi. Plusieurs de ses plus grands navires chargent des fruits et légumes au Chili, au Pérou et en Colombie, puis font escale aux Bahamas et à Philadelphie avant de traverser l’Atlantique vers les immenses ports d’Europe du Nord. Ils font ensuite le tour de l’Europe. Les autorités portuaires de Philadelphie ont baptisé cet itinéraire « Philadelphia Express » et ont déclaré qu’il stimulerait l’économie locale et transformerait la région en une porte d’entrée majeure pour les produits frais de la côte Est. Quelques mois plus tard, les mastodontes MSC remontaient le fleuve Delaware, chargés de myrtilles, de mangues et d’asperges. Selon BlueWater Reporting, la capacité de transport de conteneurs de la compagnie entre la côte pacifique de l’Amérique du Sud et l’Europe a presque triplé entre juin 2016 et juin 2019. En 2019, MSC représentait près de la moitié de la capacité totale de transport de conteneurs sur ces itinéraires. 

La cocaïne livrée en Europe par voie maritime

Les nouveaux itinéraires de MSC ont fini par ouvrir des opportunités commerciales pour les trafiquants. Un vieil adage des agents de la drogue dit que les contrebandiers font de la logistique. Dans le cas présent, les trafiquants ont pu bénéficier des mêmes avantages que les compagnies maritimes établies, simplement en insérant leurs marchandises dans le flux massif des cargaisons conteneurisées. La majeure partie de la cocaïne qui pénètre aux États-Unis est acheminée par voie terrestre, via le Mexique. Mais la géographie veut que l’Europe l’achemine par voie aérienne ou maritime et, en 2016, la majeure partie de la cocaïne y est arrivée par cargo commercial. 

Lorsque l’afflux de cocaïne sur le continent s’est transformé en crise, les responsables européens ont proposé de partager davantage d’informations sur les saisies avec leurs homologues américains. Un fait est immédiatement apparu : certains navires connus pour avoir transporté de la cocaïne vers l’Europe s’arrêtaient brièvement dans des ports américains. Et certains d’entre eux étaient des navires de la compagnie MSC qui passaient par Philadelphie. 

Ouvertures d’enquêtes

Le principal organe d’enquête du ministère américain de la sécurité intérieure, appelé Homeland Security Investigations (HSI), a commencé à travailler avec des partenaires européens pour analyser les principales saisies de cocaïne, en particulier celles effectuées dans les ports d’Anvers et de Rotterdam. Les agents du HSI ont exploité les données recueillies par les autorités douanières sur les documents d’expédition et les mouvements des navires en Amérique du Sud. Ils ont appris que si la cocaïne destinée à l’Europe provenait principalement de la côte est de l’Amérique du Sud, en particulier du Brésil, la tendance avait commencé à changer au cours des dernières années. Désormais, une grande partie de la cocaïne destinée à l’Europe provenait des ports de la côte ouest et de leurs environs, tels que Callao au Pérou et Guayaquil en Équateur.

Dans un premier temps, les enquêteurs ont supposé que la drogue était passée en contrebande par des méthodes traditionnelles, telles que la dissimulation à côté de marchandises légitimes emballées dans des entrepôts ou des fermes, ou le « crochet aveugle », dans lequel des complices pénètrent dans des conteneurs et y cachent de la cocaïne. A partir de 2017, le HSI a passé des mois à essayer de découvrir les méthodes des trafiquants, d’abord en Colombie puis au Panama, selon deux personnes proches de l’enquête, mais les agents n’ont cessé de se heurter à des impasses. 

Le HSI, ainsi que les agents des douanes américaines, ont commencé à monter à bord des cargos à l’approche de Philadelphie, examinant les quartiers d’équipage, les salles des machines, et même l’arbre d’hélice d’un navire, la plupart du temps sans succès. Mais les fouilles leur ont également permis d’isoler des membres d’équipage individuellement dans le but de développer des sources à bord des navires, selon un ancien haut fonctionnaire américain. 

En 2018, les enquêteurs ont conclu que les trafiquants n’utilisaient pas du tout les méthodes traditionnelles de contrebande. Ils utilisaient plutôt des membres d’équipage des Balkans à bord des cargos MSC pour charger la drogue pendant que les navires étaient en mer. Les enquêteurs ont tout mis en œuvre pour pénétrer dans ce réseau, en mettant les communications sur écoute et en cultivant des informateurs. Finalement, ils ont obtenu l’ouverture dont ils avaient besoin. 

Comment les cartels infiltrent MSC

Lorsque Aleksandar Kavaja a commencé à préparer son prochain voyage à bord du MSC Gayane au printemps 2019, sa ville natale de Bar, au Monténégro, était un terrain de recrutement bien établi pour le Cartel des Balkans. Les habitants disent qu’il n’était pas difficile de deviner quels marins pouvaient être impliqués dans le trafic de cocaïne – il s’agissait probablement de ceux qui possédaient des Maserati et de nouvelles maisons avec vue sur l’Adriatique. 

Bar, petite ville ancienne parsemée de plages et d’oliveraies, abrite le plus grand port maritime du Monténégro, où la compagnie MSC est omniprésente. C’est une escale pour la ligne de croisière de la société, et MSC exploite également un centre de formation des équipages juste au nord – l’un des quatre qu’elle gère dans le monde, les autres se trouvant en Inde, en Italie et en Ukraine. Sur les 6 000 marins que compte le Monténégro, environ 2 250 travaillent pour MSC, selon Mimo Draskovic, responsable du programme d’études en gestion maritime à la faculté d’études maritimes de Kotor. 

Kavaja était l’un d’entre eux. Il a grandi à la périphérie de Bar, dans une ferme qui appartient à sa famille depuis des générations. Sa mère, Ranka, travaillait dans une soupe populaire locale et son père, Radoslav, gagnait de l’argent en fabriquant des bibelots à partir de coquillages et en les vendant aux touristes. Le grand-père d’Aleksandar ayant été marin, sa famille a été ravie de le voir obtenir son diplôme et décrocher un emploi chez MSC. Il allait gagner un salaire d’environ 4 500 euros par mois (4 750 dollars), soit plus de dix fois ce que gagnaient ses parents. En 2015, à l’âge de 21 ans, Aleksandar a commencé à prendre la mer.

Au cours des années suivantes, il a navigué sur au moins quatre navires de MSC – le Lorena, le Diana, le Deila, l’Erica – installant, câblant et réparant des équipements électriques lorsque les navires faisaient escale en Corée du Sud, au Panama, à Malte et dans d’autres endroits éloignés. Il n’aimait ni son travail ni les mois passés loin de sa famille. « Ce n’est pas un marin dans l’âme« , disait sa mère. Mais il s’était engagé à soutenir financièrement sa famille. 

Un jour de la mi-avril 2019, Kavaja déjeune dans un café de Bar. Il doit monter à bord du Gayane dans le port d’Anvers dans quelques jours, pour ce qui serait son sixième voyage à bord d’un navire MSC. Après avoir terminé son repas, il est abordé par un homme qu’il ne connait pas. « Nous savons qui vous êtes, nous savons qui est votre famille« , lui dit l’homme, selon des documents judiciaires américains. « Nous savons que vous allez partir sur ce bateau dans cinq jours”

L’homme a tendu un téléphone portable de « narco », comme les procureurs l’ont appelé dans les documents judiciaires, et a dit à Kavaja qu’il avait le choix. Il pouvait soit prendre le téléphone et accepter de suivre les ordres, soit risquer sa sécurité et celle de sa famille. S’il acceptait, il recevrait 50 000 dollars, soit près d’un an de salaire. Il a pris le téléphone. 

« La plus importante saisie de drogue à Newark des 25 dernières années »

Deux mois avant que Kavaja ne mette le pied sur le Gayane, les agents des stupéfiants ont été informés qu’il y avait de la cocaïne à bord d’un autre navire de MSC, le Carlotta, selon une personne au courant de l’enquête. Le navire était en route pour le port de Newark, dans le New Jersey, que la compagnie MSC utilise parfois comme port de secours pour Philadelphie. À l’arrivée du Carlotta, les agents ont fouillé le navire et ont trouvé 3 200 livres de cocaïne dissimulées dans un conteneur de fruits secs. Il s’agit de la plus importante saisie de drogue à Newark des 25 dernières années. 

L’importance de la cargaison a immédiatement attiré l’attention et des renforts ont été affectés à l’enquête par le HSI et la Drug Enforcement Administration (DEA) des États-Unis. Les agents de la sécurité intérieure de New York ont commencé à travailler avec la division internationale de la DEA, qui suivait le cartel des Balkans depuis des années à partir de son bureau en Croatie. 

Le raid de Newark a permis de recueillir de nouveaux indices. Les enquêteurs ont rassemblé des données sur certains des conteneurs frigorifiques du Carlotta, qui ont permis de suivre les changements soudains de température intérieure. Ces données ont indiqué que certains conteneurs ont été ouverts alors que le navire était en route. Cela « a montré très clairement que quelque chose se passait en mer« , a déclaré une personne au courant de l’enquête. 

Au cours de la fouille d’un autre cargo de MSC au printemps, les agents ont trouvé une petite radio bi-directionnelle dans la cabine d’un membre de l’équipage, selon une personne au courant de la découverte. La radio utilisait une fréquence typique des petites embarcations, et le capitaine a déclaré aux enquêteurs qu’il n’y avait aucune raison pour que l’appareil se trouve à bord d’un cargo commercial. Le HSI a interrogé l’homme d’équipage, originaire des Balkans, mais il n’a pas été arrêté. Lors d’autres perquisitions, les enquêteurs ont trouvé des preuves que quelqu’un à bord des navires avait coupé un fil, contournant ainsi un dispositif limitant le poids que les petites grues situées à l’arrière pouvaient soulever. 

Une demie-tonne de cocaïne à bord du MSC Desiree

Une deuxième saisie importante a eu lieu aux États-Unis le 19 mars, cette fois à bord du MSC Desiree à Philadelphie. Les douaniers ont trouvé plus d’une demi-tonne de cocaïne, la plus grande quantité saisie à Philadelphie depuis près de vingt ans. Les agents ont finalement identifié au moins quatre navires MSC dont ils pensent que des membres d’équipage étaient impliqués dans la contrebande de cocaïne : le Carlotta et le Desiree, ainsi que l’Avni et le Gayane

Les agents américains n’ont pas été les seuls à trouver de la drogue. En avril, les autorités péruviennes ont découvert 2,4 tonnes de cocaïne dans 64 valises et sacs à bord du Carlotta, qui avait apparemment recommencé à transporter de la drogue. Les autorités panaméennes ont ensuite trouvé 1,3 tonne de cocaïne lors d’une fouille de l’Avni (les enquêteurs américains avaient également soupçonné la présence de cocaïne à bord du navire et prévoyaient de le fouiller à Philadelphie, selon deux personnes au fait de l’enquête, mais les Panaméens les ont devancés). 

Le rôle des membres d’équipage sur les navires a donné aux trafiquants un avantage considérable. Les marins avaient accès à des données essentielles, telles que l’emplacement et la destination des conteneurs, ce qui, selon les enquêteurs, leur a permis de choisir des boîtes dans lesquelles ils pouvaient dissimuler de grandes quantités de cocaïne et qui risquaient moins de déclencher une fouille douanière une fois arrivées au port. Cela représentait un énorme défi pour les autorités américaines, car la drogue pouvait se trouver pratiquement n’importe où parmi la montagne de containers présents sur le navire. 

La fouille d’un navire entièrement chargé est difficile, à tel point qu’elle est rarement effectuée. Les cales sont exiguës et les conteneurs difficiles d’accès. Les agents se sont procurés des appareils spéciaux de surveillance de l’oxygène au cas où ils devraient aller sous le pont, où le fer rouillé peut réduire le niveau d’oxygène. Ils ont constitué un groupe de chiens renifleurs de drogue et se sont procuré des caméras qui pouvaient être introduites dans un conteneur chargé pour trouver de la cocaïne. 

Les officiers ont également commencé à informer discrètement les partenaires dont ils auraient besoin pour effectuer une fouille complète du navire : les garde-côtes américains, la police de l’État du Delaware, les policiers de la ville de Philadelphie et même une équipe d’intervention d’urgence formée aux techniques maritimes. Il ne leur manquait que les renseignements de dernière minute qui leur permettraient de savoir quel navire fouiller. Lorsque le Gayane est arrivé à Philadelphie en juin, tout était en place.

Des tonnes de drogues chargées en pleine mer

Alors que le Gayane naviguait en direction du sud depuis Panama, le téléphone de Kavaja a sonné. Lorsqu’il a décroché, selon son avocat, un homme lui a dit de se rendre sur le pont supérieur. Kavaja s’est exécuté et a trouvé d’autres membres de l’équipage qui l’attendaient. 

Les documents judiciaires montrent que trois autres personnes avaient été recrutées au Monténégro avant d’embarquer sur le navire. Le rôle de Kavaja était de téléphoner aux trafiquants transportant de la cocaïne sur des vedettes rapides et de leur communiquer la position du Gayane afin qu’ils puissent le localiser pendant la nuit. Il a également recruté d’autres personnes pour l’aider à déplacer les lourdes charges. Au total, au moins 8 des 22 membres d’équipage à bord du Gayane – 6 originaires du Monténégro, 2 originaires de Samoa – se sont occupés de ce travail. Chacun d’entre eux était susceptible de gagner 50 000 dollars, voire beaucoup plus, en fonction de son rôle. 

Alors que le Gayane se trouvait juste au large des côtes péruviennes, selon les documents judiciaires, un marin monténégrin nommé Bosko Markovic a aidé à rassembler les membres de l’équipage, qui attendaient sur le pont aux côtés de quatre hommes portant des masques de ski. M. Markovic était le premier officier du navire, un rang en dessous du capitaine et responsable de la cargaison et de l’équipage de pont. Une vedette rapide s’est arrêtée à côté du gros navire. Un autre Monténégrin, Ivan Durasevic, second capitaine et troisième commandant du navire, a actionné une petite grue et hissé des filets géants remplis de sacs de sport noirs et de ballots de cocaïne. Une fois les filets sur le pont, les autres membres de l’équipage ont poussé la drogue jusqu’à une cale du navire. Les hommes ont pénétré dans une série de conteneurs en coupant le sceau de sécurité de chacun d’entre eux. Après avoir dissimulé la cocaïne à l’intérieur, ils ont refermé les conteneurs avec un faux scellé, portant le logo MSC. Parfois, ils ont dû couper des câbles d’acier ou plier des rambardes métalliques pour introduire la cocaïne, puis utiliser des fers à souder et de la peinture pour masquer les dégâts. 

Au cours des nuits suivantes, alors que le Gayane naviguait vers le sud, le navire a été abordé par au moins six vedettes rapides, selon les documents judiciaires. Il n’a jamais cessé d’avancer. Il n’a même pas semblé ralentir, selon les représentants des forces de l’ordre. Le travail a été effectué pendant que le navire avançait en pleine mer, ce qui constitue un incroyable exploit de matelotage. 

En juin, le Gayane a fait son arrêt le plus au sud, dans un petit port de la baie de Concepción, près de Coronel, au Chili, et a entamé son voyage de retour. Lorsque le navire a de nouveau atteint la côte du Pérou retourné vers le nord en direction du Panama, il a été approché par au moins huit autres vedettes rapides. Les opérations nocturnes de levage et de déchargement ont repris. 

Dans l’après-midi du 16 juin, le Gayane se trouvait dans les eaux territoriales américaines, à destination de Philadelphie. Alors qu’il entrait dans la baie du Delaware, les garde-côtes ont contacté le capitaine et lui ont demandé de se diriger vers une zone appelée Big Stone Anchorage. Les navires commerciaux s’y arrêtent normalement pour attendre un capitaine de bateau fluvial autorisé à naviguer dans un chenal local. Mais alors que le Gayane se rapprochait, trois patrouilleurs et un hélicoptère ont abordé le navire, faisant monter une équipe d’agents des forces de l’ordre à l’échelle de Jacob.

L’arrestation du Gayane : une semaine de fouilles pour 20 tonnes de cocaïne

Certains agents ont rassemblé l’équipage dans la cuisine, tandis que d’autres se sont dirigés vers la passerelle pour trouver les schémas du navire. La recherche de drogue a commencé par les conteneurs du pont supérieur alors que le Gayane était encore dans la baie. Le 17 juin, vers 3 heures du matin, le navire a atteint le terminal maritime de l’avenue Packer à Philadelphie, en vue du pont Walt Whitman. Plus de 100 agents attendaient. Ils pensaient qu’il y avait de la cocaïne à bord, mais ne savaient pas où. Une équipe a commencé à prélever des échantillons sur les mains de l’équipage pour y déceler des traces de drogue. Plusieurs d’entre eux se sont révélés positifs. 

Vers 7 heures du matin, alors que le soleil se levait sur la baie, les agents ont obtenu leur premier résultat : une cachette de briques (de cocaïne, ndlr) rangées dans des sacs en toile de jute à l’intérieur d’un conteneur. Joseph Martella, directeur portuaire du CBP, était en congé le jour où le Gayane est arrivé à Philadelphie, mais il surveillait attentivement son téléphone et s’est rendu au port. Peu après 10 heures, un deuxième conteneur rempli de cocaïne est découvert. Martella prend alors la décision inhabituelle de décharger et d’inspecter physiquement chacun des 4 000 conteneurs du navire. 

Après près d’une semaine de travail, le gouvernement a fouillé dans des cargaisons de vin, de noix séchées et de piles usagées pour identifier sept conteneurs contenant de la cocaïne. Les agents des douanes ont passé des jours à peser la drogue, à compter les briques et à enregistrer toutes les preuves. À un moment donné, alors que les agents se hâtaient de terminer leur tâche, ils ont regardé autour d’eux et ont vu de la poussière blanche partout, se souvient M. Martella. L’un des agents s’est rendu compte qu’il ne s’agissait pas de poussière ordinaire et a demandé à tout le monde de se masquer. 

Au total, le butin comprenait plus de 15 000 briques de cocaïne, pesant près de 20 tonnes et d’une valeur marchande estimée à plus d’un milliard de dollars. Les autorités ont été choquées non seulement par la quantité de drogue, mais aussi par l’audace de l’opération. Le leader de la manoeuvre à bord, le premier officier, était responsable de l’emploi du temps de l’équipage, ce qui permettait aux co-conspirateurs d’être en service en même temps. De plus, le second officier et lui-même avaient accès à des informations essentielles sur les conteneurs, selon les dossiers du tribunal. (Le capitaine du Gayane a été interrogé par un grand jury mais n’a jamais été arrêté ni inculpé). 

L’embarras de MSC

Le 18 juin, deux jours après l’inspection du Gayane, la compagnie MSC a publié une déclaration. « MSC Mediterranean Shipping Company a pris connaissance d’informations faisant état d’un incident survenu dans le port de Philadelphie, au cours duquel les autorités américaines ont procédé à la saisie d’une cargaison illicite. MSC prend cette affaire très au sérieux et remercie les autorités d’avoir identifié toute suspicion d’abus de ses services. Malheureusement, les entreprises de transport maritime et de logistique sont de temps en temps touchées par des problèmes de trafic« . 

Au cours des dix jours suivants, les agents ont continué à interroger les membres de l’équipage, qui sont restés séquestrés sur le navire. Ils ont fait sortir les marins un par un et les ont interrogés pendant des heures pour reconstituer l’opération. Au début, l’histoire racontée par l’équipage, à savoir qu’il avait hissé la valeur de cinq éléphants de cocaïne depuis des hors-bord alors que le navire filait sur les flots, semblait tirée par les cheveux. Mais les procureurs ont obtenu un mandat pour saisir l’enregistreur de données de voyage du navire, qui contient des informations sur le navire et ses mouvements, et sur lequel ils ont trouvé des images radar indiquant les différents points où de petits bateaux se sont approchés du Gayane et sont restés à sa hauteur, selon trois responsables. 

La saisie d’un navire est une mesure extrême, mais les révélations sur l’implication des membres de l’équipage dans le trafic d’une telle quantité de cocaïne ont enhardi les autorités. Le matin du 4 juillet, des agents du CBP sont montés à bord du Gayane et ont remis au capitaine un mandat de saisie. Presque au même moment, la notification de la saisie a été envoyée par courrier électronique aux dirigeants de MSC. « Lorsqu’un navire introduit une quantité aussi scandaleuse de drogues mortelles dans les eaux de Philadelphie, mon bureau et nos partenaires tireront les plus sévères conséquences possibles« , a déclaré le procureur McSwain dans un communiqué. 

MSC s’est empressé de faire repartir son très coûteux cargo. En échange d’un paiement en espèces de 10 millions de dollars, d’une caution de 40 millions de dollars et de la promesse de coopérer à toute enquête en cours, le Gayane a été autorisé à poursuivre sa route jusqu’à sa destination initiale, Rotterdam. Le 13 juillet, près d’un mois après son immobilisation, le navire a été libéré sous caution. 

700 millions de dollars d’amende pour MSC

Lorsque Bozzo, le dirigeant de MSC, est arrivé à Washington le 27 août, les risques de dommages à long terme pour la compagnie s’accumulaient. Les autorités douanières avaient suspendu le statut d' »opérateur de confiance » accordé à MSC dans le cadre d’un programme datant du 11 septembre, qui permettait aux transporteurs d’éviter les longs contrôles et les retards dans les ports américains en échange du respect de certains protocoles de sécurité. Entre-temps, les procureurs du district Est de Pennsylvanie ont engagé des poursuites pénales à l’encontre des huit membres d’équipage, dont M. Kavaja et les premier et second officiers. Tous ont finalement plaidé coupable et ont été condamnés à une peine de prison fédérale. En coulisses, les autorités américaines ont identifié une faction du Cartel des Balkans qui avait financé et organisé l’opération, apprenant que le gang avait fait appel à des partenaires de Colombie et d’Europe du Nord pour partager les risques. Les groupes étaient si nombreux à détenir une part de la cocaïne de Gayane qu’un responsable américain des services de répression a comparé le trafic à l’équivalent d’un camion d’Amazon. 

Au cours des mois qui ont suivi, le gouvernement a entamé des discussions avec MSC, dans le but de l’amener à accepter de nouvelles mesures de sécurité, telles qu’une rotation plus fréquente des équipages et l’obligation de les soumettre à des tests polygraphiques. En échange, le gouvernement américain a fait miroiter la possibilité de réduire considérablement les amendes imposées à MSC. Si l’on tient compte des saisies effectuées précédemment à bord du Carlotta et du Desiree, celles-ci s’élèvent désormais à plus de 700 millions de dollars, sur la base d’une amende statutaire de 1 000 dollars par once de cocaïne. 

L’attention des procureurs fédéraux s’est alors portée sur une enquête de confiscation civile, une mesure destinée à récupérer les produits utilisés lors de la commission d’un crime. Bien que l’utilisation du Gayane dans le cadre d’un délit soit un fait établi, MSC peut opposer une défense de « propriétaire innocent ». Pour ce faire, l’entreprise doit démontrer qu’elle ne pouvait pas prévoir l’utilisation de son navire pour le trafic de cocaïne ou qu’elle avait pris des mesures raisonnables pour empêcher un tel comportement.

De la cocaïne « pas chargée en mer », selon MSC

À l’automne 2020, il est devenu évident que MSC n’était pas prête à conclure un accord avec le gouvernement. La compagnie a informé le CBP qu’elle prévoyait de contester les sanctions liées au Gayane, ainsi qu’au Carlotta et au Desiree. Les avocats de la compagnie ont également présenté aux douaniers les conclusions d’une enquête interne menée par la compagnie. « MSC ne conteste pas le fait que les autorités américaines ont trouvé près de 20 tonnes de cocaïne dans le port de Philadelphie« , a déclaré M. Broom, porte-parole de la compagnie. « Mais l’enquête de MSC nous a amenés à conclure que la majeure partie de cette cocaïne n’a pas été, et n’aurait pas pu être, chargée en mer« . MSC n’a pas donné plus de détails sur le lieu et la manière dont elle pense que la drogue a été chargée. 

Si l’entreprise démontre qu’une partie de la cocaïne a été chargée à terre, ce qui indique que ses employés ont joué un rôle moins important dans le système, le gouvernement pourrait avoir plus de mal à justifier des sanctions sévères. Cela pourrait également servir de preuve si l’affaire de saisie devait être jugée. Toutefois, selon un fonctionnaire américain impliqué dans l’enquête, les affirmations de MSC contredisent les faits déjà établis au tribunal dans le cadre des plaidoyers de culpabilité de l’équipage et des procédures de condamnation. « Cette position est en contradiction directe avec les conclusions factuelles du tribunal« , déclare le fonctionnaire. 

Le gouvernement mène également une enquête criminelle plus large contre les membres du Cartel des Balkans qui sont soupçonnés d’avoir orchestré l’opération Gayane. Le 30 octobre, Goran Gogic, un ancien boxeur poids lourd monténégrin, a été appréhendé à l’aéroport international de Miami avant d’embarquer pour la Suisse. Dans un rapport, les procureurs l’accusent d’avoir organisé la logistique de la contrebande de cocaïne à bord de porte-conteneurs commerciaux pour le compte du Cartel des Balkans, notamment sur le Carlotta, le Desiree et le Gayane. Selon une personne au fait de l’enquête, Gogic est « probablement deux ou trois niveaux en dessous de la personne qui a mis tout cela en place« . L’avocat de Gogic affirme que son client est innocent. 

Un « point de bascule » dans l’histoire du transport maritime

L’affaire du Gayane pourrait être un point de bascule dans l’histoire du transport maritime. M. Janse, le responsable de la police néerlandaise, compare la situation à celle à laquelle les banques ont été confrontées il y a vingt ans, lorsque les réglementations en vigueur dans plusieurs pays les ont obligées à mieux suivre les activités criminelles de leurs clients et à adhérer à des normes de conformité strictes. Il s’agissait d’un changement profond dans leur façon de travailler, qui leur a coûté des milliards de dollars. « J’ai participé à la lutte contre le blanchiment d’argent il y a 30 ans, et toutes les banques disaient qu’elles ne pouvaient pas regarder l’argent de leurs clients et dire qu’il provenait d’activités criminelles« , explique M. Janse. « Aucune d’entre elles ne dit cela aujourd’hui. C’est ce que nous devons faire avec toutes les compagnies maritimes« . 

S’il y a un moment où les compagnies maritimes doivent dépenser plus d’argent pour lutter contre le trafic à bord de leurs navires, c’est bien maintenant. Lorsque la demande de biens de consommation a rebondi après l’effondrement initial de la pandémie, les prix du fret ont grimpé et les compagnies ont profité d’une opportunité unique en son genre. Elles ont réalisé un bénéfice record de 217 milliards de dollars en 2021 et sont en passe de réaliser 275 milliards de dollars cette année, selon Drewry Shipping Consultants Ltd. La fortune personnelle de M. Aponte a plus que doublé pendant la pandémie, atteignant 19 milliards de dollars, selon l’indice Bloomberg Billionaires. MSC a acheté 128 porte-conteneurs d’occasion entre 2020 et 2021, portant sa flotte à 645 navires et dépassant Maersk en tant que première compagnie maritime, selon le fournisseur de données sectorielles Alphaliner. 

Bien que la compagnie MSC affirme prendre la sécurité au sérieux depuis longtemps, elle admet que le Gayane a été une « sonnette d’alarme ». Après l’incident, la compagnie a déclaré qu’elle dépenserait 100 millions de dollars sur cinq ans pour améliorer la sécurité en matière de lutte contre la contrebande. Elle indique qu’elle utilise désormais des patrouilles de gardes sur les navires naviguant le long de la côte ouest de l’Amérique du Sud, des chiens renifleurs de drogue dans les ports à haut risque et des caméras surveillées à distance sur ses navires. Au début de l’année, M. Bozzo, directeur de l’exploitation, a participé à l’organisation d’une conférence parrainée par l’industrie avec les Nations unies et l’Organisation mondiale des douanes pour discuter des moyens de mieux lutter contre le trafic de stupéfiants. MSC a également procédé à un autre changement important, selon une personne au courant de ses décisions internes : les marins monténégrins ne sont plus employés sur ses navires traversant le canal de Panama. 
Pendant ce temps, le Gayane continue de naviguer sur les océans du monde entier. Il s’est récemment arrêté en Thaïlande, en Arabie Saoudite, en Égypte et au Portugal, loin des voies maritimes de l’Amérique du Sud.

-Avec Misha Savic et Sergio Di Pasquale 

Lauren Etter et Michael Riley (Droits réservés Bloomberg)

16 décembre 2022.

« L’affaire Kohler, le scandale qui menace Macron » (Yanis Mhamdi/JB Rivoire/Etienne Millies-Lacroix – Off Investigation, novembre 2021)