PFAS : l’effroyable laboratoire italien

activistes italiens avec un panneau "stop PFAS"
Dans toute l’Europe, les polluants éternels (PFAS) de l’industrie chimique provoquent de lourds dégâts. Les activistes italiens sont en première ligne pour dénoncer ce scandale de santé publique (photo Greenpeace)

Les PFAS ou per et polyfluoroalkylées sont des polluants chimiques dits « éternels » car ils ne meurent jamais. On les trouve partout : poêles anti-adhésives, vêtements imperméables, eau du robinet, mousses anti-incendies… Et même dans l’air que nous respirons ! Problème : on sait maintenant qu’ils sont cancérogènes. Si la France d’Emmanuel Macron rechigne à prendre conscience de cet enjeu majeur de santé publique causé par l’industrie chimique, nos voisins italiens sont passés par là. Et ça fait peur. Reportage.

Elle est là, sur le bas-côté d’une route dont on dit qu’« en dessous il y a la peste ». Elle, c’est l’usine de Miteni, dans la petite ville de Trissino, en Vénétie. Ici, on fait de la chimie, de la pharmacie, des tanneries, des chaussures, des vêtements… L’Italie est une grande nation industrielle et ce coin le rappelle. Les odeurs chimiques qui planent, aussi. Au-delà des cuves géantes de l’usine de Miteni, la végétation est luxuriante. Tout autour, la nature est belle et vallonée. Au pied de la colline à laquelle s’adosse l’usine, un paisible ruisseau s’écoule. L’eau est sombre mais transparente.

L'usine Miteni de Trissino
L’usine Miteni de Trissino (Vénétie, Italie) (photo Federico Bevilacqua)

L’effervescence qui règne dans l’enceinte de l’établissement tranche avec la tranquillité des lieux. Des ouvriers s’affairent autour de camions bennes. Partout des bruits de casse, de burins, des couinements métalliques retentissent. Ils démantèlent boulon par boulon l’ancienne fabrique. Comme s’il fallait effacer les traces du passé. 

Une pollution monstre

C’est bien de cela dont il s’agit. Cette usine et ses cuves sont à l’origine d’une des plus graves pollutions industrielles d’Italie de par son ampleur et de par ses conséquences sanitaires. « Pendant des années, l’usine a rejeté des PFAS dans la rivière voisine. Les PFAS, qu’on appelle aussi polluants éternels, ont pénétré la nappe phréatique en dessous.C’est la deuxième plus grande nappe d’Europe ! Depuis les années 1960, environ 350 000 personnes ont bu l’eau du robinet sans savoir qu’elle était contaminée. On a consommé des légumes irrigués par des forages puisant directement dans la nappe phréatique » dénonce Maria Ciara Rodeghiero, la responsable locale de l’association Medicina Democratica, une importante ONG italienne. 

Maria Ciara Rodeghiero
Maria Ciara Rodeghiero, de l’association Medicina democratica (photo DR)

C’est en l’occurrence du PFOA (acide perfluorooctanoïque), interdit en Europe depuis 2020 et tout récemment classé comme cancérogène, que l’usine de Miteni a produit pendant un peu plus d’un demi-siècle en des quantités astronomiques. Et a rejeté dans l’environnement des quantités tout aussi astronomiques de ce polluant éternel : jusqu’à 1,2 million de nanogrammes/litre dans le ruisseau voisin. 

Comme beaucoup d’habitants de la région, Maria Ciara Rodeghiero n’a pas de mots assez durs pour fustiger les pollueurs qui savaient depuis (au moins) les années 1990 que le PFOA était dangereux pour la santé. Et ceux qui les ont laissé tout contaminer en renouvelant sans contrôles les permis d’exploitation, à savoir les politiques.

Car plus la recherche avance, plus le pire est à craindre comme l’explique l’hématologue Francesco Bertola qui préside la section de l’ISDE (association internationale des médecins pour l’environnement) de la ville de Vicenza. Cette association dynamique se démène depuis des années pour tirer la sonnette d’alarme et sensibiliser les populations. « En 2020, l’EFSA (autorité européenne de sécurité des aliments) a établi une relation de cause à effet entre l’expositions aux PFAS et quatre effets sur la santé : hausse du cholestérol, augmentation des enzymes hépatiques, diminution de la réponse en anticorps chez les adolescents lors des vaccinations et diminution du poids néonatal. En 2021, l’USEPA (agence américaine de protection de l’environnement) a ajouté le cancer du rein comme preuve cohérente, basée sur des études très récentes ».

Des cuves de l'ancienne usine Miteni
Des cuves de l’ancienne usine Miteni à Trissino (Vénétie, Italie) (photo DR)

Toujours selon le docteur Bertola, il existe d’autres « associations probables » : cancer des testicules, hypertension pendant la grossesse, diabète gestationnel et des maladies métaboliques de la thyroïde. 

Mais ce n’est pas tout. Les recherches en cours montrent des risques émergents plus graves encore, qui doivent être confirmés par des études : cancer du sein, hypertension artérielle, surpoids ou obésité et diminution de la fertilité masculine comme féminine.

Des propriétaires italiens, japonais puis allemands

De l’environnement et des habitants de la région, les propriétaires successifs de cette usine n’ont eu cure. Si le PFOA a été synthétisé en laboratoire pour la première fois aux Etats-Unis en 1947 par l’entreprise de chimie 3M, il est arrivé en Italie dès le milieu des années 60. Cette importation – alors une première en Europe –  le pays la doit aux Marzotto, une grande famille du textile italien.

A cette époque, le comte Giannino Marzotto, par ailleurs pilote de courses automobiles, créé à Trissino un petit laboratoire de recherche pour synthétiser cette molécule anti-tâche, hydrofuge et oléofuge dont il a ouïe dire aux Etats-Unis. Il espère ainsi booster les ventes de ses textiles. C’est la naissance de la Rimar, le nom de cette entreprise. Celle-ci connaît rapidement une croissance exponentielle et les PFAS un âge d’or en Italie. En 1970, la Rimar a produit 12 tonnes de PFOA. Et à l’époque, une tonne de PFOA se vendait au même prix qu’une demie tonne d’or !

Palais des Marzotto
Un palais appartenant aux Marzotto, grande famille du textile ayant développé les PFAS en Italie dans les années 1960, en Vénétie (photo DR)

Puis en 1988, le comte Marzotto vend sa société à une joint-venture entre les japonais de Mitsubishi et les Italiens d’Enichem, la filiale chimie du pétrolier Eni. L’aristocrate a connu quelques démêlés judiciaires après que la Rimar ait pollué les environs avec une autre substance que le PFOA. 

C’est en 1992 que l’usine prend le nom de Miteni. Puis, quatre ans plus tard, en 1996, Enichem vend ses parts à Mitsubishi. Les Japonais exploitent un maximum l’outil de production avant de revendre l’établissement à l’ICIG, une nébuleuse opaque appartenant à des businessmen allemands, en 2009.

Il faudra attendre 2011 pour que la machine Miteni commence à se gripper. Cette année là, deux chercheurs du Centre national de recherche, un organisme public italien, pénètrent dans l’enceinte de l’usine et collectent des eaux usées. Ce qu’ils découvrent est ahurissant : les échantillons contiennent la concentration la plus élevée jamais trouvée au monde de PFBS, un composant de la vaste famille des PFAS.

La rivière qui coule derrière l'usine Miteni
La rivière qui coule derrière l’usine Miteni de Trissino (Vénétie, Italie) est gravement polluée (photo Federico Bevilacqua)

Mais il faudra encore attendre deux ans que les résultats d’une étude européenne sur la pollution aux PFAS des fleuves (cf. l’interview de Greenpeace ci-dessous), lancée en 2007, ne soient connus et ne fassent leur chemin dans les dédales de l’administration italienne.

Les maires des communes les plus touchées sont mis dans le secret à partir de 2013. Mais aussi invraissemblable que cela puisse paraître, ne pipent mot à leurs administrés. La principale ONG italienne de protection de l’environnement, Legambiente, parvient néanmoins à avoir l’information. Et en novembre 2014, avec d’autres associations ainsi que des citoyens, elle porte plainte pour la pollution et l’empoisonnement de l’eau.

Alberto Peruffo, libraire, activiste et alpiniste

Courant 2015, un médecin hématologue, Vincenzo Cordiano, endosse le rôle de lanceur d’alerte après avoir observé un nombre anormal de patients atteints de tumeurs. Mais pour que le scandale éclate, il faudra qu’un activiste local, libraire, écrivain et alpiniste, Alberto Peruffo, allume la mèche. Il est installé dans la petite ville de Montecchio-Maggiore, voisine de Trissino, où il tient une librairie, véritable caverne d’ali baba. Cet homme au physique sec d’alpiniste ne rechigne jamais à combattre les Goliaths qui n’ont rien à faire sur son territoire fertile en luttes sociales. 

L'activiste italien Alberto Peruffo
L’activiste italien Alberto Peruffo (photo Federico Bevilacqua)

Il peut se targuer d’avoir amplement contribué à faire fermer une centrale à charbon qui puait la mort et contre laquelle il a mobilisé 20 000 personnes. Il est également connu pour avoir croisé le fer contre la base américaine voisine de Vicenza qui « ne respecte pas les accords bilatéraux entre l’Italie et les Etats-Unis ». Le 8 mai 2016, Alberto Peruffo organise une première manifestation. « On a opté pour une cyclo-marche. Mille personnes nous ont rejoint dont cinq cent à vélo. On a montré les muscles aux dirigeants de l’usine et aux politiques locaux qui les couvrent ». 

Les autorités régionales s’étaient déjà toutefois saisies discrètement du problème. De juillet 2015 à avril 2016, une enquête sanitaire est diligentée auprès de 500 personnes résidant pour moitié dans une zone dite « rouge » autour de l’usine de Miteni. Puis, face à la catastrophe sanitaire qui se profile, fin 2016, les mêmes autorités décident de lancer une vaste enquête sanitaire auprès de 72 000 habitants, nés entre 1951 et 2002. Objectif : confirmer ou infirmer les résultats de la première étude et évaluer l’ampleur du désastre.

Comme il faudra des années pour tester 72 000 personnes, Alberto Peruffo et le groupe d’activistes qui s’est constitué autour de lui décident de financer eux-mêmes des analyses de sang auprès de 200 volontaires : « on a déboursé 100 euros chacun. Il y a eu deux tranches de 100 personnes et au total ça a coûté 20 000 euros. Le plus difficile a été de trouver un laboratoire assermenté indépendant. La Région de Vénétie nous était hostile et a interdit aux laboratoires des environs d’effectuer des tests. Alors, on a trouvé un labo éloigné géographiquement. Sans surprise, tout le monde avait une bonne dose de PFAS dans le sang ».

Les mères de famille se lèvent

Au même moment, des mères de famille qui, chaque jour sont plus nombreuses à découvrir que leurs enfants sont contaminés, se rassemblent pour créer le collectif « Mamme no PFAS » (les mamans contre les PFAS). Celui-ci rassemble aujourd’hui environ mille mères à travers l’Italie. On ne peut pas les rater : à chaque manifestation contre les polluants éternels, elles accourent vêtues de t-shirts où sont inscrits les prénoms de leurs enfants et leur taux de contamination en nanogrammes par litre.

« Je ressens une culpabilité immense car je l’ignorais mais quand on est enceinte, on contamine son bébé aux PFAS. Et après aussi, quand on allaite. Les analyses de sang ont révélé que ma fille Sara, née en 1991, avait 145 nanogrammes (ng)/litre de PFOA dans le sang. Un seuil à peu près normal ne dépasse pas 8 ng/litre » témoigne très émue Gianna, membre active du collectif. 

A des milliers de kilomètres de là, aux Etats-Unis, un avocat du nom de Robert Billot commence à faire parler de lui dans les grands médias américains. Avocat d’affaires défendant l’industrie chimique, il change de camps après qu’un fermier dont les vaches mourraient par dizaines lui ait demandé de le défendre. L’éleveur habitait à proximité d’une usine du géant de la chimie DuPont qui produit du PFOA, en Virginie occidentale. 

En janvier 2016, le New York Times lui consacre une enquête décisive : « l’avocat qui est devenu le pire cauchemar de DuPont ». Décisive car après sa parution, l’industrie de la chimie ne pourra plus jamais déverser des PFAS dans la nature comme avant. Son combat sera même immortalisé dans années plus tard par Hollywood dans le film « Dark Waters » avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Bill Pullman et Tim Robbins. 

Le New York Times met le feu aux poudres en Italie

 « Après avoir lu l’article du New York Times, j’ai décidé début 2017 de contacter Greenpeace pour faire sauter l’omerta politique et médiatique autour du cas de Miteni » reprend Alberto Peruffo. L’activiste y voit un parallèle évident avec le cas de DuPont dénoncé par Robert Billot.

Rapidement, Greenpeace et Alberto Peruffo se mettent d’accord et organisent courant février 2017 une grande réunion publique au théâtre de Montecchio Maggiore. « C’était le monde à l’envers » ironise A. Peruffo. « Pour une fois, les activistes étaient sur scène et les politiques jouaient les spectateurs impuissants. Comme ça, ils ont bien été obligé de nous écouter. Il y avait tellement de monde qu’on a dû refuser du public ».

Selon lui, une parole en particulier a porté : celle d’une épidémiologiste de renom en charge de la prévention au sein de la Région de Vénétie. « J’ose pour la première fois dire que nous sommes face à un désastre environnemental » aurait-elle déclaré en substance. 

En guise de riposte, les dirigeants de Miteni tentent de convoquer à la va-vite une conférence autour d’un toxicologue connu. Las, ce dernier n’a aucune expérience en matière de PFAS et, dans le passé, a de surcroît conseillé une entreprise à l’origine d’une vaste pollution industrielle. Une information que les anti-Miteni se sont empressés de porter à la connaissance du public avec l’effet que l’on peut imaginer.

Robert Billot débarque à Montecchio Maggiore

Huit mois plus tard, Alberto Peruffo contacte l’avocat américain Robert Billot. Ce dernier, qui est entré en croisade contre les PFAS, accepte de traverser l’Atlantique pour partager son expérience et épauler les anti-Miteni. Il arrive en Italie le 1er octobre 2017 et le soir-même participe à une soirée intitulée « La force de la loi : l’exemple américain » à Lonigo. Ce village est l’épicentre de la pollution aux PFAS en Vénétie. Là où les taux de contamination sont les plus élevés. 

Plus de mille personnes répondent présent ainsi que les grandes Ong qui se sont saisies du dossier à bras le corps : Greenpeace, Medicina Democratica, Legambiente, l’ISDE… Mais aussi des policiers, des magistrats, des carabiniers… Tous ont urgemment besoin de s’informer.

Bien consciente que la population a soif de vérité, la Région de Vénétie ne peut plus faire l’autruche. Et convie Robert Billot à rencontrer des élus. Alberto Peruffo l’accompagne. « Ca a été la douche froide. Avec Robert, on s’est retrouvé face à des ignares, des politiques d’une incompétence crasse. Certains pianotaient sur leurs téléphones pendant que d’autres roupillaient. Nous en sommes ressortis complètement dépités ». 

La déception ne sera que de courte durée. Le procureur de la ville de Vicenza, qui instruit les plaintes déposées contre l’usine et ses dirigeants, veut rencontrer Robert Billot. Mieux encore, il veut l’entendre comme témoin. « L’audition s’est déroulée à huis clos » raconte Alberto Peruffo. « En sortant, le procureur, dont j’avais dénoncé l’inaction dans le passé, m’a dit que le propos de Robert était crucial car il mettait au jour une véritable coopération scientifique entre DuPont, aux Etats-Unis, et Miteni, en Italie ». 

Ce point est primordial d’un point de vue judiciaire car il contribue à prouver que les dirigeants de Miteni étaient parfaitement au courant de l’extrême dangerosité des PFAS puisque DuPont le sait depuis les années 60. « Il y a le cas de ce médecin du travail, le docteur Costa, qui travaillait à Miteni et qui y effectuait des analyses de sang sur les travailleurs. Puis qui se rendait aux Etats-Unis, chez DuPont, pour partager les données. On comprend que Miteni était un fournisseur de DuPont. Et même que les deux entreprises ont fait production commune : le GenX pour DuPont et le CC6O4 pour Miteni. Il s’agit de deux PFAS. Le tout en parfaite connaissance de cause des dangers inhérents à ces substances » s’indigne Alberto Peruffo. 

Pour le médecin de l’usine, le PFOA « donne juste un peu de cholestérol » !

Le syndicaliste Giampaolo Zanni a les mêmes informations qu’il a corroborées de son côté. Il est le secrétaire général de l’antenne CGIL de la ville de Vicenza. La CGIL est le principal syndicat italien, fort de cinq millions d’adhérents. Depuis 2015, Giampaolo Zanni se démène pour dénoncer le mauvais sort fait aux travailleurs de l’usine de Miteni : « cinq cents ouvriers y ont travaillé. Cent d’entre eux sont venus me trouver, inquiets pour leur santé. Les médecins du syndicat ont procédé à des analyses. Résultat, quarante-trois d’entre eux étaient bien contaminés dont certains très lourdement ». Le syndicaliste se souvient avec effroi que tous les ouvriers avaient plus de 5000 nanogrammes/litre de PFAS dans le sang et que pour l’un d’entre eux on atteignait 50 000 nanogrammes. Soit le maximum mesurable par les analyses ! « La limite actuelle en Italie est fixée à 100 ng/litre dans l’eau. Il n’y a pas de norme pour le sang mais ça devrait être zéro ». Sur ces 43 ouvriers, trois sont aujourd’hui décédés, dont celui testé à 50 000 ng/l. « Il a succombé à des tumeurs aux reins et à la vessie ».

Mais ce qui révolte le plus Giampaolo Zanni, c’est l’omerta qui a prévalu pendant des décennies. « Miteni ne peut pas dire qu’ils ne savaient pas. Tout le monde savait mais personne ne disait rien. Le médecin du travail de Miteni, docteur Costa, mentait aux ouvriers qui lui posaient des questions quand il a commencé à faire des prises de sang sur le personnel de l’usine. On m’a rapporté qu’en assemblée, il a osé dire que les PFAS n’avaient pas d’effets sur la santé humaine hormis une petite hausse du taux de cholestérol ! » 

Objectif : faire fermer l’usine

En avril 2018, les activistes et toute la population qui les soutient passent à la vitesse supérieure. L’objectif : faire fermer l’usine. Ils organisent alors une action-coup de poing, une journée contre les crimes environnementaux. « Environ 5000 personnes se sont jointes à nous et on a organisé une procession autour de l’usine alors que les dirigeants s’y trouvaient. Il y avait la télé » relate Alberto Peruffo. Associer Miteni à un crime environnemental fera réfléchir de nombreux acteurs économiques et politiques de Vénétie.

Et courant en octobre 2018, le miracle fût : l’usine annonce qu’elle va fermer d’ici quelques semaines pour cause de faillite ! En fait ce sera quelques jours plus tard, dès novembre 2018. « Les banquiers qui octroyaient des crédits à Miteni depuis des années auraient pris peur et coupé les crédits…  » glisse A. Peruffo dans un grand sourire. Fin de l’histoire ? Sûrement pas.

En 2019, le syndicat CGIL porte plainte à son tour contre les anciens dirigeants de Miteni pour dommages sur les ouvriers. Toujours en 2019, l’équivalent vénétien de nos agences régionales de santé reconaît comme une maladie professionnelle la bioaccumulation de PFAS dans le sang pour dix-neuf d’entre eux. Une première en Italie. Puis, le ministère public ouvre enfin une enquête en 2020. Hélas, la justice vient de décider d’un non-lieu en appel. « Mais la CGIL est partie civile au grand procès pénal contre Miteni » se console Giampaolo Zanni.

Les anciens dirigeants de Miteni enfin face aux juges

Ce procès pour désastre environnemental volontaire, empoisonnement des eaux et faillite frauduleuse se tient devant les assises de la ville de Vicenza depuis novembre 2021. Chaque jeudi, et parfois les lundis, une quinzaine de personnes poursuivies, dont les anciens dirigeants de la Miteni, comparaissent face à 260 parties civiles. Nul ne sait combien de temps ce procès fleuve durera. C’est le plus important aujourd’hui en Europe pour un crime environnemental. 

Banderoles devant le tribunal de Vicenza
Manifestation devant le tribunal de Vicenza, ou se tient depuis 2021 le procès des dirigeants de Miteni (photo DR)

A chaque audience, des représentantes des « Mamme no PFAS » sont présentes et, avec d’autres associations et collectifs, organisent une mini manifestation devant le tribunal. Maigre consolation pour elles, elles ne sont plus seules. D’autres groupes de citoyens ont repris le flambeau. La révolte gronde maintenant à Alessandria, au cœur du Piémont italien, contre l’usine de Spinetta Marengo du groupe belge Syensqo, anciennement Solvay. La boîte de pandore est ouverte.

Blanche Chatwin Bouvier

Pour s’informer sur les PFAS :

Tout savoir sur Miteni (en italien) : https://pfas.land/

En février 2023, Le Monde a publié une enquête très aboutie sur la contamination massive de l’Europe par les PFAS : Révélations sur la contamination massive de l’Europe par les PFAS, ces polluants éternels

L’enquête du Monde inclut également une carte de la pollution aux PFAS en Europe et en France.

« Les gouvernements successifs n’ont pas fait le job »

Giuseppe Ungherese
Giuseppe Ungherese dirige les campagnes anti-pollution de Greenpeace Italie (photo DR)

Giuseppe Ungherese dirige les campagnes anti-pollution de Greenpeace Italie. Il publie ce mois-ci un ouvrage consacré aux PFAS préfacé par l’avocat américain Robert Billot : « PFAS : les polluants éternels et invisibles de l’eau ». Cet ouvrage se veut un voyage à travers les zones sacrifiées par l’industrie chimique avec la complaisance des politiques. Il raconte également comment des citoyens lambdas se sont unis pour gagner le droit à vivre dans un environnement meilleur. Interview.  

Quelle est la doctrine de Greenpace en matière de PFAS ?
Les PFAS s’intègrent dans la notion complexe de violence moderne et représentent une violation des droits humains de très nombreuses personnes. Droit à boire une eau non contaminée, à consommer des aliments non pollués, à respirer un air non pollué, à être en bonne santé… Les zones fortement contaminées par les PFAS sont qualifiées de « zones sacrifiées », un terme employé par les Nations Unies qui renvoie aux zones ravagées par les essais nucléaires au 20è siècle. Ces zones sont des sortes de dommages collatéraux du système du capitalisme qui sacrifie des territoires pour proposer des biens et des produits à petits prix au plus grand nombre pour nourrir notre société de consommation. 

Comment tout a commencé entre Greenpeace et les PFAS ?
C’était en 2011 lorsque Greenpeace a lancé une campagne ciblant 14 grandes marques de vêtements. Leurs produits contenaient un perturbateur hormonal. 
En 2016, Greenpeace Italie, Allemagne et Suisse lancent la campagne « Detox Outdoor ». L’objectif : dénoncer la présence de substances chimiques persistantes, les PFC – c’est comme ça qu’on appelait les PFAS à l’époque) dans des vêtements et des équipements de sports d’extérieur. Cette campagne s’est soldée par une grande victoire. En 2017, la société Gore-Tex, qui fournit de nombreuses marques de vêtements d’extérieur, a décidé de bannir les PFC. 

Au même moment, vous tombez sur le cas de Miteni…
Oui… Miteni est hélas à ce jour l’un des pires hot spots connus en Europe. C’est aussi un cas d’école où les autorités et les gouvernements successifs n’ont pas fait le job. Tous les partis politiques, de droite comme de gauche, sont responsables car ils se sont tous succédés dans les différents gouvernements de ces dernières années. Par exemple, dans le gouvernement de Mario Draghi (février 2021-octobre 2022), ils étaient même tous présents et n’ont rien fait en ce qui concerne les PFAS.

Pouvez-vous développer votre propos sur l’inaction des pouvoirs publics ?
En 2007, l’Europe a lancé la première étude destinée à mesurer les taux de PFOA dans les fleuves européens. Il s’est avéré que le fleuve Pô était le plus pollué d’Europe. Bien plus que la Seine ou le Rhône ! Dès le mois de mai 2007, les auteurs de l’étude ont aussitôt informé par écrit les autorités italiennes de l’époque, notamment les ministères de l’Environnement et de la Santé. Et il ne s’est rien passé au niveau du gouvernement ! Il faudra attendre 2013 pour que les choses bougent. Et encore, c’est sous la pression des citoyens que la Région de Vénétie a lancé des études sanitaires. 

Si Miteni est une exception en Italie de par la mobilisation des habitants, ce n’est hélas pas le seul hot spot d’Italie. En Lombardie, incluant la ville de Milan, il y a de multiples endroits où l’eau potable est contaminée. Là-bas, les gens continuent de boire l’eau du robinet comme si de rien n’était et personne ne fait pression sur les politiques locaux pour qu’ils diligentent des enquêtes afin d’identifier les pollueurs et de les faire arrêter de polluer. Les Italiens ne sont pas rebelles comme les Français.

Il y a un autre hot spot bien connu en Italie, celui de Spinetta Marengo, dans le Piémont, où se trouve une usine de la multinationale belge Syensqo, anciennement Solvay. Qu’est ce qui se passe là-bas ?
C’est une entreprise puissante économiquement car elle emploie près de mille personnes. A ce titre, elle est à même d’exercer des pressions sur le législateur et les autorités. Cette entreprise est accusée d’être le principal responsable de la pollution aux PFAS du fleuve Pô qui a été détectée en 2007. Pour autant, rien de sérieux n’a été fait pour mettre un terme à cette pollution qui, dans le cas de Spinetta Marengo, passe aussi par les airs. Et bien sûr l’entreprise n’a pas pris de mesure pour décontaminer la zone. 
En Belgique, il y a eu un cas similaire avec le groupe 3M qui a été contraint de suspendre la production dans son usine de Zwijndrecht, près d’Anvers après que les autorités aient découvert une nouvelle source de pollution qui n’était pas contrôlée.

Vous dénoncez l’absence de volonté ou l’incapacité des autorités italiennes qu’elles soient locales, régionales ou nationales à endiguer la pollution aux PFAS. Qu’est-ce qui reste comme planche de salut ? 
La seule planche de salut que je vois pour nous est l’Europe. Il y a un projet de résolution visant à interdire tous les PFAS qui a été déposé à Bruxelles par cinq Etats membres de l’Union européenne : le Danemark, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège et la Suède. L’Italie ne fait pas partie de ce groupe de pays malgré plusieurs cas de contaminations avec d’importants conséquences sanitaires. Et qui est cours d’examen. Je suis plutôt confiant sur le fait que, dans quelques années, l’Europe interdira tous les PFAS. Mais ça prendra quelques années. L’Italie n’aura alors d’autre choix que de s’y conformer. 

« PFAS. Gli inquinanti eterni e invisibili nell’acqua. Storie di diritti negati e cittadinanza attiva » de Giuseppe Ungherese. Préface de Robert Billot. Edition Altreconomia. En italien.