
Les enquêtes sur la fraude fiscale au sein du monde politico-économique s’accumulent. Dans cette dernière émission « En OFF », Lumi s’intéresse à la façon dont le journalisme d’investigation contribue à mettre en lumière la délinquance financière à grande échelle, véritable fléau qui participe à assécher les caisses de l’État.
L’évasion fiscale est l’un des premiers thèmes qui viennent en tête lorsque l’on pense à des enquêtes journalistiques. Ces dernières années, des investigations d’ampleur internationale ont bénéficié de retentissements médiatiques importants, touchant tour à tour des paradis fiscaux comme le Panama ou la Mauritanie, mais aussi la banque HSBC en Suisse ou encore des hommes politiques comme Jérôme Cahuzac ou Patrick Balkany. Les dossiers de délinquance financière s’accumulent, aux plus hauts niveaux économiques et politiques.
Dans les grands médias où ces affaires sont exposées, certains intervenants ont parfois le champ libre pour prendre la défense des fraudeurs. « Jamais personne n’est allé en prison pour fraude fiscale, défendait par exemple l’écrivain Alain Finkielkraut, sur la chaîne LCI le 3 février 2020 à propos du procès de Patrick et Isabelle Balkany pour ‘blanchiment aggravé’. C’est une forme d’acharnement complètement délirant ». En juillet 2020, c’est l’avocat Me Bertrand Périer qui, dans l’émission « Point de vue » du Figaro, volait au secours de l’ancien maire de Levallois-Perret, multi-condamné dans plusieurs affaires politico-financières : « Le déferlement de haine à l’encontre de Patrick Balkany est invraisemblable ! Les gens disent ‘yes, c’est formidable’. Le goût du sang dans la bouche des Français me paraît incroyable ».
L’évasion fiscale, sous le nez du contribuable
Problème : cette délinquance financière, c’est de l’argent en moins dans les services publics comme les hôpitaux, les écoles ou la recherche médicale. Dans un clip diffusé en 2017, l’association Oxfam France (qui se donne pour objectif de « mobiliser le pouvoir citoyen » contre la pauvreté) avait tenté d’illustrer les pertes colossales que représentait l’évasion fiscale : dans un hôpital, un cambrioleur venait arracher le matériel vital de patients sous leur nez. Le clip s’efforçait de démontrer qu’une lutte efficace contre l’évasion fiscale pourrait sauver des milliers de vies chaque année. Car elle représenterait entre 70 à 100 milliards d’euros par an.
Ne pas matérialiser ces pertes, tout comme associer les abus uniquement aux petits délinquants ou encore à « l’assistanat social », permet de détourner l’attention de ces fraudes à grande échelle, et de justifier des lois et des réformes contre les plus précaires : le mythe de la méritocratie est entretenu, et l’individu est le seul responsable de sa situation sociale. .
Fraudeurs et politiques : une solidarité « sans limite » ?
Les sociologues Pierre Lascoumes et Carla Nagels rappellent, dans leur livre « Sociologie des élites délinquantes, de la criminalité en col blanc à la corruption politique » (Armand Colin, 2014), que les « élites » politiques et économiques proviennent des mêmes milieux, et font souvent preuve de solidarité pour protéger leurs intérêts réciproques. Les deux sociologues cherchent à démontrer que ce sont ces « élites » qui instaurent les règles et les lois, mais qu’elles ne les appliquent pas à elles-mêmes. « Il n’y a pas de limite, ils sont tellement investis et sans faim, qu’on leur doit éternellement. […] Pour les dirigeants, les petites transgressions, les déviances, ça fait partie du système », expliquait Pierre Lascoumes sur la chaine YouTube Xerfi Canal en mai 2019.
Lors de son audition au Sénat dans le cadre d’une commission d’enquête sur la délinquance financière en mars 2025, Fabrice Arfi, journaliste d’investigation chez Mediapart, déclarait : « Les mis en cause par définition sont des gens puissants, ils ont des réseaux médiatiques, des réseaux financiers, des réseaux politiques. […]. Ils ont la capacité d’imposer un narratif dans la conversation publique autour de ces affaires-là. » Et ce narratif est repris dans les plus hautes sphères du pouvoir, jusqu’au président de la République en personne. En avril 2018, lors d’un grand entretien face à Edwy Plenel (cofondateur de Mediapart) et Jean-Jacques Bourdin (alors présentateur chez RMC BFMTV), Emmanuel Macron avait exprimé son attachement à distinguer optimisation et fraude fiscale. Interrogé par les journalistes sur sa position concernant les fuites de capitaux à l’étranger, le président avait alors refusé de condamner l’optimisation fiscale, expliquant ne « pas faire de morale », et s’était vivement opposé à qualifier certains pays européens de paradis fiscaux.
Le travail vital des enquêtes journalistiques internationales
En enquêtant durant des mois, voire des années, pour révéler des montages financiers internationaux, les journalistes participent à mettre en lumière des scandales financiers d’ampleur. Mais ils ne sont pas seuls : pour dénoncer les fraudes fiscales à grande échelle, les journalistes ont besoin de temps, d’argent, de ressources et d’accès à des informations précieuses. C’est tout l’objectif des enquêtes collaboratives, menées par des organisations à but non lucratif. Comme le Consortium International des journalistes d’investigation (ICIJ), qui réunit des journalistes de plusieurs médias (Le Monde, Mediapart, Les Jours ou encore Le Nouvel Obs). Le travail de l’ICIJ a permis de révéler certaines des plus grandes affaires de fraude fiscale, comme les « Paradise papers », les « Mauritius Leaks », les « Panama Papers », les « SwissLeaks » ou encore les « Pandora Papers ». « Ce journalisme global permet de donner plus de poids et de répercussions aux enquêtes », explique une membre de l’ICIJ dans une vidéo du journal Le Monde publiée en février 2015.
Ces enquêtes sont rendues possibles grâce à des fuites d’informations – leaks – venant souvent de sources anonymes qui transmettent des documents confidentiels à des journalistes, dans l’objectif de dénoncer ces scandales financiers. Pour les « Panama Papers », en 2016, un lanceur d’alerte avait décidé de transmettre des documents de la firme panaméenne Mossack Fonseca (spécialisée dans les montages financiers de sociétés offshore) au journal allemand Süddeutsche Zeitung. Celui-ci avait ensuite pris contact avec l’ICIJ en 2015, pour partager 40 ans de documents et d’informations bancaires.
Mais dévoiler ces documents a un prix pour les lanceurs d’alerte : ceux dont les noms sont connus sont souvent persécutés, comme Hervé Falciani, ancien informaticien de la banque HSBC en Suisse. Il a longtemps été poursuivi et menacé de mort pour avoir transmis des documents à des journalistes dans les années 2000. « Imaginez, ces sociétés elles permettaient ça parce que ça ne se savait pas, expliquait-il dans une interview au Monde en février 2015. C’est très gênant aujourd’hui que ça se sache, qu’on sache, que ça c’est organisé politiquement au plus haut niveau de l’Europe. »
Des enquêtes suivies de conséquences
Non seulement ces enquêtes gênent les délinquants, mais elles ont parfois des retombées positives pour les finances publiques. Les données financières fournies en 2008, puis en 2015 par le lanceur d’alerte Hervé Falciani auraient permis à Bercy de récupérer près de 242 millions d’euros, en additionnant impôts et pénalités. En tout, les scandales financiers dévoilés par les journalistes auraient permis à la France de récupérer près de 450 millions d’euros ces dernières années (Le Monde, novembre 2023). Des sommes importantes, qui pourraient être récupérées plus vite si plus de moyens étaient alloués aux contrôleurs fiscaux. C’est ce que pointait le journaliste Fabrice Arfi, dans son audition devant la commission sénatoriale : « Ils rapportent beaucoup d’argent ces fonctionnaires. C’est un investissement, c’est pas un coût. »
Mais les enquêtes sur l’évasion fiscale ne permettent pas de récupérer que de l’argent : elles mènent aussi à la naissance d’institutions, qui n’auraient jamais été mises en place si l’opinion publique n’avait pas eu connaissance de ces affaires médiatisées. C’est le cas par exemple du Parquet national financier (PNF), de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLIFF) ou encore de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).