
Magnat des voitures électriques et des fusées, défenseur des extrêmes droites, pourfendeur du wokisme, éphémère directeur du département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) de Donald Trump et surtout propriétaire de X (ex-Twitter). Mais que cherche Elon Musk ? Off Investigation publie en exclusivité les bonnes feuilles d’« Elon Musk en 50 tweets » – à paraître le 6 juin aux éditions du Seuil –, le dernier ouvrage du mathématicien David Chavalarias. Il nous invite à une plongée vertigineuse dans l’univers de l’homme le plus riche du monde dont la priorité n’est pas l’argent mais le futur de l’humanité… tel qu’il l’entend. Edifiant.
« Les médias traditionnels doivent mourir »
Voilà qui a le mérite de la concision. S’apprêtant à devenir plus puissant que jamais à la tête du DOGE, Elon Musk annonce la couleur sur X en souhaitant la mort des médias.
Ses relations avec les médias traditionnels sont houleuses depuis l’aube de la pandémie de Covid-19, où il a délaissé ses habits de disrupteur de la tech pour endosser ceux de disrupteur de faits avérés. Après avoir prédit que l’épidémie s’arrêterait en avril 2020, alors qu’elle fera plus d’un million de morts aux États- Unis, il n’a cessé de qualifier la « panique » autour de cette épidémie d’« idiotie », diffusant plusieurs contre- vérités telles que l’immunité prétendue des enfants, l’équivalence entre contagiosité de la grippe et du Covid-19 (alors qu’il se transmet par voies aériennes) ou l’efficacité de l’hydroxychloroquine.

Peut-être s’est-il auto-intoxiqué sur Twitter en tombant dans un rabbit hole, un entre-soi numérique et melting-pot de théories conspirationnistes ? Toujours est-il que son attitude complotiste s’est intensifiée, allant du relais du Pizzagate à la théorie de la submersion migratoire et aux rumeurs de fraudes électorales, en passant par de la désinformation sur les catastrophes naturelles. Certaines infox atteignent des sommets d’indécence, comme l’insinuation que l’agression au marteau contre le mari d’une élue démocrate (Nancy Pelosi) ne serait qu’une querelle d’ivrognes avec son gigolo.
Non seulement Elon Musk est devenu le plus important pourvoyeur de désinformation sur Twitter-X, mais 80 % des désinformateurs les plus influents lui doivent leur succès. Dans ce contexte, on comprend qu’il préfère présenter les fact-checkers comme des « gros menteurs incroyablement biaisés », une aversion qu’il voue sans nuance à l’ensemble des médias traditionnels qualifiés à longueur de journée de menteurs et de fraudeurs.
Son inimitié s’étend à toutes les arènes où une information fiable est recherchée avec méthode : journalisme, science, Wikipedia (renommée en « wokipedia », qu’il a appelé à ne plus financer). C’est littéralement une lutte à mort.
Ainsi, il a accusé Anthony Fauci, 82 ans, chef de la cellule de crise de l’administration Trump sur le Covid-19, d’avoir tué des millions de personnes et il rappelle régulièrement à Fauci qu’il a une cible dans le dos en tweetant : « Mes *pronoms sont “poursuivez/ Fauci” », devenu un véritable TOC. Cela tombe bien, pour son second mandat, Donald Trump a retiré au virologue la protection fédérale qui lui permettait de bénéficier de gardes du corps suite à la multiplication des menaces de mort à son encontre.
Il y a une logique commune à cette furie : tous ces acteurs sont contaminés par le virus mental woke. Ils sont donc à éradiquer.
Sauf que Musk a besoin encore un temps des journalistes sur X…

Les médias traditionnels en soins palliatifs
« Les Démocrates ne comptent pas. La véritable opposition, ce sont les médias. Et la façon de traiter avec eux est d’inonder la zone de merde. » Voici la stratégie de l’extrême droite américaine (alt-right) vis-à-vis des médias. Théorisée en 2018 par Steve Bannon, conseiller de Donald Trump, celui-ci précise « qu’il ne s’agit pas de persuasion mais de désorientation ».
L’instrumentalisation de X en arme de désinformation massive s’inscrit dans ce cadre, et Elon Musk a besoin pour cela de récupérer la plus grande part d’audience possible. L’ogre ambitionne ni plus ni moins de se substituer à l’ensemble de l’écosystème informationnel, moteurs de recherche compris. Mais si les journalistes sont l’ennemi à abattre, il faut néanmoins qu’ils restent sur X jusqu’à ce qu’ils en meurent.

Car Musk a besoin de tout ce beau monde pour entraîner Grok, l’intelligence artificielle censée les remplacer. Inspirée d’un personnage de Douglas Adams, auteur du Guide du voyageur galactique, ouvrage fétiche d’Elon Musk, Grok se présente comme une IA généraliste, capable aussi bien de vous informer en temps réel de l’actualité que d’interpréter la radiographie de votre bras cassé. Elle promet aux utilisateurs une information immédiate, exhaustive et plus accessible que celle des médias traditionnels.
Pour Musk, l’actualité a l’inconvénient d’être produite par des journalistes publiant sur des sites protégés par le droit d’auteur. En revanche, les conditions d’utilisation de X lui permettent de réutiliser légalement et comme bon lui semble tout contenu d’un tweet. Pour éviter de payer des droits aux médias, il est donc nécessaire que les journalistes donnent gratuitement leurs contenus sur X, et Elon Musk est prêt à tout pour les y contraindre. Il a par exemple menacé la radio publique NPR de réaffecter son compte à une « autre entreprise » lorsqu’elle a annoncé son intention d’arrêter de tweeter. NPR qu’il accuse d’être dirigée par une « Stasi woke »…
Ce n’est pas une menace en l’air : Musk revendique la propriété absolue de tous les comptes X. En 2025, The Onion rachète InfoWars, le média complotiste d’Alex Jones, pour en détourner le compte X au profit de la lutte contre la désinformation. InfoWars avait fait faillite après une condamnation record de 1,5 milliard de dollars pour avoir qualifié une fusillade dans une école primaire de mise en scène gouvernementale visant à discréditer le port d’arme. Mais Musk, proche de Jones, a bloqué le transfert du compte pour raisons idéologiques, refusant qu’il serve à contre- dire les narratifs de ses alliés.
Tant que les journalistes seront sur X, sa compagnie xAI qui a racheté X en 2025 pourra exploiter cette mine d’or et entraîner Grok sur leur dos. Mais une fois qu’ils auront disparu, qui va vérifier les faits ?

Une vox populi assez peu vox Dei
En parallèle de son offensive IA, Elon Musk a ouvert un nouveau front contre ceux qu’il qualifie de « superméchants de la suppression de la parole » : s’accaparer la vérification des faits. Sa solution ? Les notes de la communauté devenues l’alpha et l’oméga de la vérité. Mark Zuckerberg, patron de Meta (Facebook, Instagram) lui a emboîté le pas juste après la victoire de Trump en 2024. Avec « plus de discours et moins d’erreurs » comme cri de guerre, il mit fin brutalement à ses collaborations avec les fact-checkers, qu’il compte également remplacer par ces fameuses notes de la communauté. Mais quelle est donc cette solution magique censée garantir la fiabilité de l’information ?
Les notes de la communauté sont un système d’annotations des tweets permettant d’y ajouter du contexte. Ces annotations sont invisibles au commun des utilisateurs sauf si elles sont reconnues comme « utiles » par un pool d’annotateurs approuvés et suffisamment divers en termes d’opinions.

Sur le papier, l’idée est bonne et inspire la confiance des utilisateurs. Les résultats de la recherche sur le sujet sont néanmoins mitigés. Ils montrent notamment qu’elles échouent à ralentir la diffusion d’une infox dans les heures qui suivent sa mise en ligne, stade le plus viral.
Plus préoccupant, rien n’empêche les notes de la communauté de devenir elles-mêmes vecteurs de désinformation, comme l’a d’ailleurs reconnu du bout des lèvres Elon Musk le 20 février 2025. Une démonstration magistrale nous en a été donnée lorsqu’une députée française a annoncé vouloir quitter X en janvier 2025. Son tweet a immédiatement été paré d’une note de la communauté ironisant, captures d’écran à l’appui, « C’est la 5e fois depuis août 2022 qu’elle quitte Twitter ». Deux jours plus tard, sur une chaîne d’info nationale, la présentatrice met sous le nez de l’élue son tweet assorti de sa note de la communauté, preuve de l’insincérité de sa démarche. Malaise sur le plateau… Dans la foulée, d’autres journalistes réputés déversent leurs moqueries sur les chaînes nationales ; jusqu’à ce que le verdict tombe : les annotateurs se sont fait flouer, les captures d’écran étaient bidons et la députée était sincère.
Que les notes de la communauté se transforment en armes de harcèlement massif grâce aux journalistes et humoristes de grandes chaînes d’info devrait inquiéter plus d’un rédacteur en chef. De simples mea culpa ne suffiront pas à effacer ce type d’errements qui ajoute une corde à l’arc des détracteurs du journalisme. En ligne, rien ne s’oublie, tout se bookmark et ce genre d’épisode est utilisé en boucle pour discréditer un peu plus les legacy medias.
Mais il y a une raison plus profonde à la défaillance des notes de la communauté…

Maintenant, les médias c’est vous !
Le concept des notes de la communauté repose sur l’hypothèse que la désinformation est l’œuvre d’individus malveillants et isolés alors que l’individu moyen reconnaîtrait les vérités quand elles sont assorties du bon contexte. C’est oublier un rôle fondamental des infox : repérer ceux qui vous sont totalement dévoués. Prenons un cas extrême. Hitler prétend dans Mein Kampf qu’un leader doit « insuffler au peuple une foi aveugle » et créer une armée d’« hommes intellectuellement moins capables » à qui l’on inculque une « discipline rigide et une foi fanatique ». Dans un tel cadre, les fausses informations et les faits alternatifs servent autant à désorienter vos adversaires politiques qu’à repérer les individus qui les relaient sans ciller, probablement prêts à tout pour défendre votre camp. Reconnaître ses erreurs est antinomique de cette conception du leadership.

La personnalité politique qu’Elon Musk a décidé de soutenir pour la présidentielle américaine de 2024 n’est pas Hitler, même si son plus ancien chef de cabinet, John Kelly, affirme que Donald Trump envie la loyauté de ses généraux allemands et que selon lui « Hitler a fait de bonnes choses ». Mais force est de constater que Trump a toujours refusé d’admettre ses erreurs et a insufflé ce travers à sa base. Elle était par exemple toujours convaincue en 2024 que l’élection de 2020 était truquée. La stratégie politique de Donald Trump semble même correspondre à une stratégie en trois temps appelée « Darvo » : nier, attaquer, se victimiser. Dans ce contexte, dès qu’un sujet est fortement bipolarisé, le camp qui refuse systématiquement d’admettre ses erreurs n’a que très peu de notes de la communauté et est donc favorisé par ce système de vérification. La promotion des notes de la communauté comme unique système de vérification, en plus de mettre les journalistes sur la touche, favorise donc le camp politique qu’Elon Musk s’est choisi.
« Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus », nous rappelait Hannah Arendt. Algorithmique biaisée, comptes violents rétablis, système de vérification biaisé et mégaphone sur mesure, quelques mois avant l’élection présidentielle américaine de 2024, la transformation de Twitter en machine à effacer la frontière entre faits et fiction était enfin parachevée. Le moment était donc venu pour Elon Musk de s’attaquer à la transformation de l’État américain et de l’aligner avec ses objectifs. En toute logique, son allié politique annonçait ironiquement pendant sa campagne : « Je ne serai pas un dictateur, sauf le premier jour. »

