Jean-Baptiste Rivoire
En 1983, alors dauphin de Charles Pasqua, Nicolas Sarkozy se fait élire à sa place à la mairie de Neuilly. Dès lors, il n’aura de cesse de travailler pour les milieux d’affaires, au risque de multiplier les conflits d’intérêts. Extrait de « L’Élysée (et les oligarques) contre l’info », Jean-Baptiste Rivoire, Les liens qui libèrent, 2022.
Devenu avocat d’affaires après avoir été élu maire de Neuilly (Hauts de Seine) en 1983, Nicolas Sarkozy crée Neuilly communication, un club rassemblant des notables locaux. Dans ce contexte, il aurait proposé à certaines entreprises des hauts de Seine de rémunérer son cabinet d’avocat pour contribuer au financement de sa carrière politique. Dans les années 1990, il se met au service d’oligarques des médias comme Francis Bouygues (TF1) ou Arnaud Lagardère (Paris Match, le JDD,…). Lors de la présidentielle de 1995, soutenu par leurs puissants médias, il abandonne Jacques Chirac pour soutenir Edouard Balladur. Malgré cette trahison et l’élection de Jacques Chirac, il redevient incontournable au RPR, au point d’être nommé ministre de l’intérieur en 2002.
Dès son élection à la mairie de Neuilly, à l’âge de 28 ans, le jeune avocat d’affaires Nicolas Sarkozy développe d’intenses relations avec les grandes entreprises des Hauts de Seine, département le plus riche de France. A l’époque, Jacques Dupuydauby est président de la Société commerciale d’affrètement et de combustible (SCAC), une entreprise spécialisée dans le transit douanier en Afrique dont le siège se situe dans le quartier de la Défense. Un matin de 1983, il reçoit un coup de fil : « Monsieur le Président, j’ai la secrétaire du maire de Neuilly au téléphone.
– Euh… Dites-moi, le maire de Neuilly, c’est qui ?
– Un jeune, je crois… Un certain… Sarkozy. »
« Il va y avoir des gens qui seront mes amis et les autres »
Nicolas Sarkozy, 1983
Dupuydauby est invité à passer à la mairie « pour faire connaissance avec Monsieur le maire ». Intrigué, ce gaulliste à l’ancienne propose plutôt au jeune – il a alors 28 ans – et nouvel édile de Neuilly de venir déjeuner à son siège. Élevée au bon grain de la « Françafrique », la SCAC sait recevoir ses invités avec huissier et maître d’hôtel. Trente-huit ans après, aucun témoin ne peut confirmer la véracité de la scène qui va suivre, mais Dupuydauby affirme s’en rappeler comme si c’était hier : « D’entrée, Nicolas Sarkozy m’explique qu’il sera député de la circonscription en 1986 et qu’il a besoin d’aide. Je lui ai dit que si cela lui faisait plaisir, je lui paierai ses affiches de campagne. Manifestement, cela ne lui suffisait pas. Je lui ai alors demandé s’il voulait devenir ministre ? Premier ministre ? Président ? ». Selon Dupuydauby, Nicolas Sarkozy n’aurait pas démenti et lui aurait expliqué qu’il lui fallait beaucoup d’argent pour sa carrière et qu’il constituait un cercle d’amis pour l’aider. En clair, le jeune édile aurait suggéré au patron de la SCAC de le rémunérer comme avocat de son entreprise, Dupuydauby aurait fermement refusé. Nicolas Sarkozy lui aurait alors lâché : « il va y avoir des gens qui seront mes amis et les autres ». Et avant que le maître d’hôtel n’ait eu le temps de servir le fromage, il aurait lâché à Dupuydauby un tonitruant « Je m’en souviendrai » avant d’être raccompagné par l’huissier. Déjà évoquée en 2011 par deux confrères du Monde sans être démentie ni contestée en justice par le principal intéressé, cette scène nous a été confirmée par Jacques Dupuydauby presque mot pour mot en 2021. Contacté, Nicolas Sarkozy n’a pas souhaité s’exprimer.
« On ne nous invitait pas beaucoup »
Nicolas Sarkozy
Jeune maire de Neuilly, Nicolas Sarkozy aurait-il répété ce petit manège avec d’autres entrepreneurs des Hauts-de-Seine ? Petit-fils d’un aristocrate hongrois réfugié en Allemagne en 1945 pour fuir l’Armée rouge et d’un médecin juif de Salonique, en Grèce, il est élevé avec ses deux frères à Neuilly par sa mère, Andrée Mallah. Dans cette ville cossue des Hauts-de-Seine, on regarde de haut cette femme juive divorcée qui élève seule trois enfants. Délaissés par leur père hongrois, les garçons tentent tant bien que mal de se faire accepter par la bourgeoisie locale. « On ne nous invitait pas beaucoup », nous confiait Nicolas Sarkozy en 2004, à l’occasion d’un portrait sur Canal Plus. Cette enfance à l’écart de la « haute société » et ce père absent nourrissent en lui de formidables envies de revanche. Voire une impitoyable tendance à tuer ses « pères » en politique.
Des relations dans le milieu des affaires
En 1981, après des études de droit, il devient avocat. Dans le cabinet d’affaires qu’il intègre, son confrère Jacques Copper-Royer est frappé par son ambition, comme il le racontera à L’Obs : « La volonté de Nicolas Sarkozy était, dès le départ, de faire une carrière politique. Je dirais même qu’il avait une ambition : devenir président de la République. […] Être avocat, cela lui permettait d’avoir des relations dans le milieu des affaires. » En 1983, alors qu’il milite au RPR de Neuilly, Charles Pasqua, patron de la droite des Hauts-de-Seine, l’envoie convaincre les conseillers municipaux de le choisir pour diriger la ville. Mais Sarko s’arrange – à seulement 28 ans et au grand dam de son mentor – pour se faire élire à sa place à la tête de la municipalité par les vieux notables.
Une fois maire, Nicolas Sarkozy développe des liens avec les entreprises influentes du département le plus riche de France. En 1985, il crée « Neuilly communication », un club sélect visant à « favoriser les rencontres entre les présidents du monde de la communication et des médias ». Parmi ses membres, on compte Gérald de Roquemaurel, un dirigeant de Hachette Filipacchi Médias (une branche du groupe Lagardère), Jean-Claude Decaux, ou plus tard Nicolas de Tavernost.« Quand on regarde les membres de cette association, ce sont les mêmes qui détiennent aujourd’hui les clés de l’ensemble de l’audiovisuel privé, estimait Noël Mamère en 2009 à la télévision Suisse. Ce sont les mêmes qui sont propriétaires de grandes entreprises, qui ont des relations étroites avec l’État. Qu’il s’agisse de Lagardère, qui est aussi un marchand d’armes, qu’il s’agisse de Bouygues, qui est présent dans le nucléaire, tout cela est très inquiétant quant au pluralisme, quant aux conflits d’intérêts, et donc quant à la démocratie. »
Faire Gagner Balladur
En 1987, le maire de Neuilly crée avec deux amis son propre cabinet d’avocats d’affaires. Nicolas Sarkozy défend bientôt les intérêts du laboratoire pharmaceutique Servier ou du groupe Bouygues, qu’il aide à conquérir TF1. Élu député en 1988, puis nommé ministre du Budget et porte-parole du gouvernement d’Édouard Balladur en 1993, Nicolas Sarkozy s’est attaché le soutien des principaux propriétaires de presse, dont Martin Bouygues. Il va les inciter à soutenir son mentor : « Sarko avait réussi à convaincre Le Lay et Mougeotte ( PDG et vice-PDG de TF1 à l’époque) que Balladur serait le prochain président, confiera plus tard un ancien cadre de TF1. En off, la consigne nous était répétée : “Il faut faire gagner Balladur.” L’état-major de la chaîne […] était mobilisé pour cela. » « C’est TF1 qui fera le prochain président de la République », s’illusionnait même Francis Bouygues quelques mois avant son décès, survenu en juillet 1993. Cette année-là, Claire Chazal, présentatrice vedette sur la Une, publie une hagiographie d’Édouard Balladur. En avril 1995, quand son collègue Patrick Sébastien ose caricaturer Nicolas Sarkozy, alors porte-parole du Premier ministre, en « toutou qui lèche Balladur », celui-ci se plaint à Martin Bouygues et le célèbre animateur se voit ordonner de « ne plus faire des sketchs sur des politiques ».
« Je ne suis pas ami avec Martin Bouygues, je suis très ami »
Nicolas Sarkozy
Malgré le soutien de TF1, Édouard Balladur échoue face à Jacques Chirac à la présidentielle de 1995. Nicolas Sarkozy entame alors une douloureuse traversée du désert. Mais le banquier Antoine Bernheim, l’un des parrains du capitalisme français, l’aide à renouer avec son métier d’avocat d’affaires. Il lui confie la défense de dossiers du groupe Generali qu’il dirige et lui rabat des clients fortunés. Le milliardaire canadien Paul Desmarais lui apporte également quelques dossiers. Grâce à Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match, Le JDD…), à la famille Dassault, au PDG de LVMH Bernard Arnault (La Tribune), à la banque Rothschild ou à la Générale des eaux de Jean-Marie Messier, le cabinet d’avocats Leibovici-Claude-Sarkozy tourne à plein régime. En 1997, quand Vincent Bolloré tente un raid boursier sur son groupe dans l’espoir de prendre le contrôle de TF1, Martin Bouygues rémunère à son tour Nicolas Sarkozy comme avocat. « Je ne suis pas ami avec Martin [Bouygues], plastronne alors ce dernier. Je suis très ami. »
« TF-haine » ou la Psychose des « racailles »
Dans la perspective de la présidentielle de 2002, toujours sous la houlette de Patrick Le Lay et d’Étienne Mougeotte, TF1 martèle lourdement, notamment dans le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut, des antiennes traditionnelles de la droite : « c’était mieux avant », « on est mieux chez nous », « on paie trop d’impôts », « le terroir ne ment pas », etc. Les JT de la Une relayent également la thématique médiatique favorite de Nicolas Sarkozy : accuser les jeunes des banlieues d’être responsables des malheurs des quartiers défavorisés. Avec Lionel Jospin à Matignon, cette surenchère sécuritaire entretenue également par les journaux d’Arnaud Lagardère fait des ravages dans l’opinion. Au moindre fait divers, les caméras de TF1 débarquent et développent au « 20 heures » une psychose des « racailles », comme dit Nicolas Sarkozy. En avril 2002, à quelques jours du premier tour de la présidentielle, l’affaire « Papy Voise » (un fait divers dramatique monté en épingle par Télé Bouygues) contribue à faire triompher la droite. Au premier tour, Chirac rallie 19,9 % des suffrages et Jean-Marie Le Pen 16,9 %. Avec seulement 16 % des voix, Lionel Jospin est éliminé. Deux semaines plus tard, Jacques Chirac est reconduit à l’Élysée avec près de 80 % des voix.
Mise en scène de l’insécurité
Sur radio Shalom, Julien Dray, co-fondateur de SOS Racisme et membre de l’équipe de campagne de Lionel Jospin, accuse TF1, « qui pourrait s’appeler TF-Haine » (comme T-FN) d’avoir orchestré une campagne sécuritaire pour favoriser la droite : « Je mets en cause cette chaîne pour la manière dont elle a mis en scène l’insécurité durant la campagne présidentielle. » Dray sera interdit d’antenne sur TF1 et LCI.
Nicolas Sarkozy, lui, triomphe. Grâce à son talent médiatique et au soutien de la plupart des propriétaires de presse, il réussit une incroyable rédemption politique. Alors qu’en 1995, il avait été souillé par les crachats des militants du RPR (Rassemblement pour la République) lui reprochant d’avoir trahi Jacques Chirac pour Édouard Balladur, et alors qu’aux élections européennes de 1999 il avait réalisé le pire score de toute l’histoire du parti avec seulement 12,5 % des voix, Jacques Chirac le nomme… ministre de l’Intérieur, l’un des postes les plus influents de la République. Place Beauvau, puis au ministère de l’Économie, Nicolas Sarkozy entretient d’excellentes relations avec ses mécènes. Arnaud Lagardère l’appelle bientôt « mon frère », Martin Bouygues et Bernard Arnault sont les témoins de son mariage avec Cécilia. Le propriétaire du groupe TF1 est même le parrain de son fils Louis. Dans la perspective de 2007, ils vont mettre leurs puissants médias au service de sa candidature présidentielle. Quitte à dissimuler aux français durant des années un drame personnel pour le futur candidat: l’explosion du couple politique qu’il formait avec Cécilia Sarkozy depuis les années 1980.
La semaine prochaine: Sarko candidat: Bouygues, Bolloré et Lagardère aux petits soins (4/42)