Retraites : réforme imposée, données biaisées

Une manifestation à Rennes contre la réforme des retraites, le 13 avril 2023 | photographie Damien MEYER / AFP

Le gouvernement refuse tout retour en arrière sur l’allongement de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans. Pour défendre cette réforme imposée aux Français en mars 2023 (et toujours massivement rejetée dans les sondages), l’exécutif s’appuie sur des données contestées. Décryptage d’Eric Le Bourg, chercheur retraité du CNRS en biologie du vieillissement.

Le débat sur les retraites, dans lequel le pays est de nouveau plongé depuis plus de trois mois, est légitime en ce sens que, s’il y a un problème de financement, ce qui est peut-être à relativiser, les partenaires sociaux et le gouvernement doivent s’en inquiéter. On s’attend donc à ce que les acteurs, se basant sur des données incontestables, fassent avancer leurs solutions, le patronat souhaitant limiter le coût du financement et les syndicats protéger la retraite des salariés.

Bon gré, mal gré, on se dirigerait alors vers un compromis ne faisant plaisir à personne, comme tout compromis, mais réglant le problème par le haut. Le monde serait parfait… à condition de se baser sur des données incontestables, mais c’est là où le bât blesse. Des raisonnements erronés, de bonne foi ou flirtant peut-être avec la mauvaise foi, polluent le débat, généralement dans le but de promouvoir des mesures souhaitées par le patronat et le gouvernement. Voyons deux exemples récents, dans l’espoir que les acteurs de bonne foi y réfléchiront pour la suite des débats sur les retraites.

Une erreur de bonne foi : le biais de sélection des données européennes

Un exemple récent est le rapport de la Cour des comptes du 10 avril 2025. Elle note qu’en 2022, la France consacre la part la plus importante de son PIB aux retraites dans l’Europe des 27, juste derrière l’Italie. Puis, elle compare la France (13,5% du PIB dans le rapport) et l’Allemagne (9,7%), et conclut que « ce n’est pas la différence de situation démographique qui explique cet écart. Il est lié quasiment à part égale à la différence de richesse entre la France et l’Allemagne (1,9 point de PIB) et à des dépenses de retraite rapportées à la population de plus de 65 ans plus élevées en France (2,2 points de PIB) ».

L’Allemagne, étant le plus grand pays de l’Europe des 27, auquel la France se compare tout le temps, on comprend que la Cour se focalise dessus, mais cela ne biaise-t-il pas la réalité ? Regardons donc l’ensemble de l’Europe des 27 en se demandant ce qui explique les différences des dépenses de retraite, en séparant les anciens pays socialistes de l’Est et ceux de l’Ouest qui ont des situations très différentes.

Le premier résultat est que les dépenses de retraite augmentent fortement à l’Ouest quand la proportion des personnes de 65 ans et plus augmente : 55% des différences des dépenses entre ces pays s’expliquent par les différences de la proportion des 65 ans et plus (Figure 1). Ce n’est pas vrai à l’Est, les dépenses étant similaires dans tous les pays (environ 8% du PIB) et bien plus faibles qu’à l’Ouest.

Cette « figure 1 » compare le poids des dépenses de retraite dans le PIB (axe vertical) avec la part des personnes âgées de plus de 65 ans dans la population de chaque pays (axe horizontal). [Plus de détails sur ces chiffres en fin d’article*]

Par ailleurs, à l’Ouest, le taux de pauvreté des retraités diminue quand les dépenses de retraite augmentent, 60% des différences de pauvreté s’expliquant par celles des dépenses de retraite (Figure 2). À l’Est, ce taux, souvent bien plus élevé qu’à l’Ouest, n’est pas lié aux dépenses de retraite.

Dans cette « figure 2 », chaque point représente un pays, positionné selon le montant qu’il consacre aux retraites (mesuré sur l’axe horizontal, en pourcentage du PIB) et le niveau de pauvreté de sa population retraitée (axe vertical). [Plus de détails sur ces chiffres en fin d’article*]

Par contre, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, les dépenses de retraite ne sont pas liées au PIB par habitant : les pays de l’Ouest (ou de l’Est) au PIB élevé ne dépensent pas plus pour les retraites que les autres (Figure 3).

Ce graphique montre la relation entre le PIB des pays européens (mesuré sur l’axe horizontal) et leurs dépenses de retraite exprimées en pourcentage du PIB (axe vertical). [Plus de détails sur ces chiffres en fin d’article*]

Le taux de pauvreté des retraités ne dépend pas non plus du PIB (Figure 4), à l’Ouest ou à l’Est (mais, on l’a vu, la pauvreté est plus forte à l’Est).

Ce graphique met en relation le PIB des pays européens (axe horizontal) et le taux de pauvreté chez les retraités (axe vertical). [Plus de détails sur ces chiffres en fin d’article*]

France, Irlande : deux visions du vieillissement

Que peut-on conclure de tout ça ? Dans les pays de l’Ouest, qui nous intéressent surtout ici, les pays les plus riches, ceux qui ont le plus fort PIB, ne dépensent pas plus pour les retraites en proportion de leur PIB que les autres, et n’ont pas non plus un taux de pauvreté des retraités moins important (Figures 3 et 4). Par contre, quand la proportion des 65 ans et plus augmente, les dépenses de retraite augmentent, et la pauvreté des retraités diminue quand ces dépenses augmentent (Figures 1 et 2).

Il semblerait bien que certains pays de l’Ouest choisissent de dépenser plus pour leurs retraites quand le nombre des 65 ans et plus augmente et d’avoir moins de retraités pauvres, alors que d’autres font un choix différent : l’Irlande dépense peu pour les retraites et a le taux de pauvreté le plus élevé à l’Ouest, alors qu’elle n’a pourtant que 15% de 65 ans et plus (Figure 2). La France, qui a 21% de 65 ans et plus, dépense beaucoup et a le taux de pauvreté presque le plus faible à l’Ouest. Est-il préférable de vivre en Irlande ou en France quand on a plus de 65 ans ?

Prendre l’Allemagne pour seule référence fausse l’analyse

En ne se focalisant que sur la France et l’Allemagne, comme le fait la Cour des comptes, on ne peut voir ces dynamiques. Le président du Conseil d’orientation des retraites (COR), Gilbert Cette, fait lui aussi, comme la Cour des comptes, un biais de sélection des données, quand il écrit : « Si la France bénéficiait d’un niveau de PIB par habitant équivalent à celui de l’Allemagne ou mieux des Pays-Bas, ce pourcentage (de dépenses des retraites) y serait abaissé à respectivement environ 12% ou 11%, le même raisonnement aboutissant à des chiffres intermédiaires entre ces deux cas concernant les pays nordiques et scandinaves (le pourcentage serait d’environ 12% avec le PIB par habitant suédois). Les dépenses de retraites représenteraient alors un pourcentage du PIB tout à fait comparable à celui de ces autres pays. »

Cependant, la figure 3 nous a montré que le PIB et les dépenses de retraite ne sont pas liées : ce n’est pas en augmentant le PIB que les dépenses de retraites pèsent moins dans le PIB. Gilbert Cette ne pouvait voir cela en se focalisant seulement sur quelques pays sélectionnés : il fallait s’intéresser à tous les pays de l’Ouest. S’il l’avait fait, Gilbert Cette aurait aussi vu que l’Autriche, pays proche de l’Allemagne à tous points de vue, avec une plus faible dette que la France (79,8% du PIB contre 110,8), a un PIB et des dépenses de retraites similaires à la France (Figure 3). En somme, à quel pays germanique doit-on comparer la France : l’Allemagne ou l’Autriche ? Si c’est l’Allemagne, la France dépensière est en faillite ou presque à cause des retraites. Si c’est l’Autriche, tout va bien.

En résumé, le niveau du PIB ne suffit pas à expliquer le montant des dépenses de retraite : celles-ci dépendent avant tout de la part de la population âgée et de la volonté politique de préserver le niveau de vie des retraités. On ne rattrapera pas l’Allemagne ou les Pays-Bas en augmentant le PIB.

Une autre erreur (de bonne foi ?) : l’espérance de vie sans incapacité

Le 23 février sur France-Info, la ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, parle de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI), une intervention qui sera reprise dans la presse. L’EVSI est évaluée par entretien en face-à-face sur les limitations des activités quotidiennes et n’est donc pas basée sur une mesure comme l’est l’espérance de vie basée sur les décès.

La ministre parle de l’EVSI à 65 ans (Figure 5) en disant : « Dans un monde où il y a une espérance de vie en bonne santédepuis 2008, l’espérance en bonne santé à partir de 65 ans, elle a augmenté de presque deux ans pour les hommes comme pour les femmesil y a la nécessité de travailler plus longtemps, notamment pour aussi augmenter le taux d’emploi de nos seniors. »

Espérance de vie sans incapacité à 65 ans ou à la naissance de 2005 à 2023. Les données sont extraites du site de la DREES, mais l’étude (Etudes et Résultats, n° 1323, décembre 2024) ne présente les résultats que depuis 2008.

Le premier problème est que l’EVSI à 65 ans n’a aucune pertinence pour parler de la vie au travail puisqu’à cet âge on est le plus souvent retraité. Le second problème est ce que ne dit pas la ministre, mais que dit la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) : « Depuis 2008, l’espérance de vie sans incapacité à la naissance des femmes a diminué de 4 mois et celle des hommes a augmenté de 10 mois ». L’augmentation est de plus erratique (Figure 6) puisque l’EVSI était élevée en 2021 avant de rebaisser par la suite.

Espérance de vie sans incapacité à 65 ans ou à la naissance de 2005 à 2023. Les données sont extraites du site de la DREES, mais l’étude (Etudes et Résultats, n° 1323, décembre 2024) ne présente les résultats que depuis 2008.

Ce résultat est lié à la situation particulière de 2021, année de forte mortalité du Covid, amenant peut-être de nombreuses personnes à relativiser leur propre situation, au fait que le recueil des données a été fait différemment des autres années, et à d’autres facteurs ponctuels, comme le souligne la DREES.

Quand le gouvernement tord les chiffres à son avantage

La DREES ajoute : « Sur l’ensemble de la période (depuis 2008), la part des années vécues sans incapacité dans l’espérance de vie a tendance à stagner, pour les hommes comme pour les femmes… Entre 2008 et 2023, la part des années vécues sans incapacité dans l’espérance de vie diminue pour les hommes, passant de 80,9 % à 79,5 % et, pour les femmes, de 76,5 % à 74,9% ».

Or, c’est bien l’EVSI à la naissance qui est importante pour travailler, et pas l’EVSI à 65 ans, une fois qu’on est retraité. La ministre nous parle donc de l’EVSI à 65 ans qui a augmenté (Figure 5) et oublie l’EVSI à la naissance qui augmente peu (Figure 6), alors que c’est la seule variable pertinente pour une activité professionnelle.

En résumé, on sait que l’espérance de vie n’augmente plus guère (sauf encore un peu pour les hommes), et l’EVSI à la naissance, donc couvrant la période de travail, donne un résultat finalement assez semblable, mais la ministre nous explique qu’il faut travailler plus longtemps parce que l’EVSI a augmenté aux âges où on ne travaille plus. On reste un peu perplexe devant le raisonnement : une confusion de bonne foi ou pas ?

Il faut faire des choix dans ce genre de débat, parce que les exemples de mauvais raisonnements sont fréquents, quand il ne s’agit pas de désinformation, comme l’affirmation que « aujourd’hui, vous arrivez en France, de l’étranger, vous avez plus de 65 ans, vous touchez 600 ou 700 euros de retraite minimum ». Les étrangers arrivant en France à 65 ans bénéficieraient donc automatiquement de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) ? Ce point est faux et régulièrement démenti par la presse. Si les acteurs du débat sur les retraites ne veulent pas courir le risque d’être assimilés à ce genre de procédés, il leur appartient d’être prudents et rigoureux dans leur expression.

* Pour les figures 1 à 4, les données proviennent d’Eurostat pour 2022 (incomplètes après 2022) : fichiers Tespn100, Tipsna40, Tps00028, et Tps00103. Sur chaque figure on sépare dans l’Europe des 27 les 11 anciens pays socialistes de l’Est et les 16 pays de l’Ouest. Pour chaque groupe de pays, on représente la liaison des variables en calculant un coefficient de corrélation linéaire (r) et en rapportant le carré de ce coefficient (r2) qui indique la proportion de la variabilité entre pays expliquée par ce coefficient. Par exemple, dans la figure 1, 55% des différences de dépenses de retraites entre les pays de l’Ouest sont expliquées par la différence de la proportion des personnes de 65 ans et plus dans ces pays. Non significatif veut dire qu’il n’y a pas de lien clair entre les variables. Dans ce cas, la droite passant dans les données n’a qu’une valeur illustrative et on pourrait tout aussi bien ne pas la représenter. La valeur du p indiquée (par exemple, p = 0,001) traduit la probabilité que les effets observés soient dus au hasard : plus cette valeur est faible, moins il y a de chance que ce qu’on observe soit du au hasard et on considère que p doit être égal ou inférieur à 0,05 pour affirmer qu’une relation existe vraiment entre les variables. Dans ces cas, la droite passant dans les données montre la relation entre les variables, une droite montant vers la droite indiquant qu’elles augmentent en parallèle (exemple : pays de l’Ouest, figure 1), une droite descendant vers la droite indiquant que quand une variable augmente l’autre diminue (exemple : pays de l’Ouest, figure 2).

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