Jean-Baptiste Rivoire

Une fois Nicolas Sarkozy revenu de son escapade sur le yacht de Vincent Bolloré, en mai 2007, les deux amis vont commencer à exercer des pressions sur l’audiovisuel public en général, et sur Radio France en particulier.
Après un reportage de Benoît Collombat mettant cruellement en lumière les pratiques néo-coloniales du groupe Bolloré au Cameroun, Nicolas Sarkozy limoge brutalement Jean-Paul Cluzel, le très indépendant PDG de Radio France, et le fait remplacer par Jean-Luc Hees. Vincent Bolloré, lui, initie contre Benoît Collombat d’interminables « procédures baillons ». Dans le dos de ses journalistes, Jean-Luc Hees aurait alors discrètement donné des assurances à l’ami breton du président de la République pour que Radio France ne porte plus atteinte à l’image de son groupe.
En septembre 2009, Isabelle Ricq, une photographe freelance qui revient des plantations de la Socapalm au Cameroun dont Bolloré est actionnaire est invitée sur France Inter. Quand elle évoque sur les ondes la misère des ouvriers des plantations, Vincent Bolloré porte plainte contre elle et la radio publique. En mars, il avait déjà traîné Benoît Collombat et Jean-Paul Cluzel au tribunal pour « L’empire noir de Vincent Bolloré », un reportage de l’émission Interception sur les activités camerounaises du milliardaire Breton.
L’enquêteur de France Inter ne le sait pas encore, mais cette première « procédure bâillon » initiée par Vincent Bolloré contre lui est le prélude à treize années de harcèlement judiciaire qui vont changer sa vie et celle d’une vingtaine de confrères. Au lieu d’attaquer tel ou tel passage du reportage de Collombat, l’avocat du groupe Bolloré porte plainte contre quasiment tous les propos tenus, y compris le lancement du présentateur, Lionel Thompson ! Une stratégie de « filets dérivants », résumera Collombat dans un ouvrage revenant sur cette affaire en 2015.
Collombat et Cluzel condamnés
En mai 2010, la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, spécialisée dans les affaires de presse, rend un jugement mitigé : sur la plupart des passages consacrés à la misère dans les plantations ou à la Françafrique, Collombat, Thompson et Cluzel sont relaxés. Sur la gestion portuaire ou ferroviaire, en revanche, le reporter de France Inter va trébucher. Son travail, globalement pertinent, recèle quelques failles. Il lui est notamment reproché d’avoir laissé dire que la compagnie ferroviaire Camrail, filiale du groupe Bolloré depuis 1999, aurait dû indemniser 603 employés lors de la privatisation, alors que cette tâche incombait en réalité à l’État camerounais. Quant à dire que le groupe Bolloré a « négligé gravement les investissements relatifs au transport des passagers », le tribunal juge, là encore, que cette formulation manque de nuance. Et qu’elle est donc diffamatoire. Le 6 mai 2010, le tribunal condamne Benoît Collombat ainsi que Jean-Paul Cluzel, à un euro de dommages et intérêts, une amende de 1 000 euros, ainsi qu’à 10 000 euros au titre des frais de justice. Bien sûr, c’est moins que les 124 059,87 euros que Vincent Bolloré réclamait à Radio France pour payer son avocat, Olivier Baratelli. Mais c’est tout de même une condamnation.
« Quand on perd en première instance, on ne pas pas en appel »
Jean-Luc Hees à Benoît Collombat après qu’il ait perdu en première instance contre le groupe Bolloré
« À l’énoncé du jugement, je suis sonné, dans les cordes, écrit Collombat. Comme un boxeur, littéralement décomposé. J’ai besoin d’oxygène. » Son téléphone sonne. C’est Jean-Luc Hees. Le patron de Radio France connaît les liens unissant Nicolas Sarkozy, qui l’a nommé, et Vincent Bolloré qui attaque ses journalistes. Propose-t-il que Radio France défende son reporter jusqu’au bout, en faisant appel ? Basile Ader, l’avocat de Radio France, se serait alors montré « très partisan » d’un appel, croyant une relaxe possible. « Juridiquement, nous avions des chances de gagner », abonde une source interne à Radio France ayant assisté à l’audience. Mais Jean-Luc Hees s’y oppose : « Quand on perd en première instance, on ne va pas en appel », nous lâchera-t-il onze ans plus tard. Collombat lui-même estimera avoir manqué de réflexes face à un PDG manifestement réticent à s’opposer à Vincent Bolloré : « Je n’ai même pas la lucidité d’insister auprès de lui pour faire appel de ce jugement, je laisse filer. Avec le recul, je réalise que c’était évidemment une erreur. »
« Nous ne laisserons plus les médias dire n’importe quoi »
Michel Calzaroni, conseiller de Vincent Bolloré
Le fait que Radio France ne fasse pas appel de cette première « condamnation Bolloré » va encourager le magnat à multiplier les « procédures bâillons ». Quand le tribunal condamne Collombat, Michel Calzaroni, le communicant de Vincent Bolloré, brandit d’ailleurs le jugement comme un trophée comme le rapporte L’Obs : « Nous ne laisserons plus les médias dire n’importe quoi. Chaque fois que des propos diffamatoires seront prononcés, nous attaquerons. »
Comme on l’a vu, le jugement est en fait plus nuancé. Devant le tribunal, la bonne foi de Benoît Collombat a été reconnue pour la partie de son reportage évoquant la misère dans les plantations. Isabelle Ricq et d’autres spécialistes du Cameroun, comme Julien-François Gerber, sont venus confirmer à la barre qu’il n’avait pas exagéré, loin de là. Du coup, l’avocat de Bolloré hésite à poursuivre son procès contre Ricq. Quelques jours plus tard, la direction de France Inter informe la jeune photoreporter qu’après « concertations », Bolloré se serait « désisté ». Elle est déçue, car elle a travaillé six mois pour rassembler des preuves que les ouvriers étaient maltraités dans les plantations. Elle avait donc des chances de remporter son procès, ce qui aurait découragé les « procédures bâillons » de Vincent Bolloré. « Cela m’a plombé moralement et mise en colère à titre personnel », confie la photographe dans Les Inrocks.
Un « accord secret » passé avec Vincent Bolloré ?
Quelles tractations France Inter avait-elle menées ? À l’occasion d’un autre procès intenté par Vincent Bolloré à Benoît Collombat pour avoir osé raconter ses mésaventures dans un livre, Olivier Baratelli en dit un peu plus quant aux « concertations » ayant débouché sur son désistement en 2010 face à Isabelle Ricq : « Il y a eu une conversation téléphonique entre Vincent Bolloré et Jean-Luc Hees. Jean-Luc Hees a présenté des excuses à Vincent Bolloré, c’est l’accord qui a été passé. » Des excuses ? Un accord ? Interrogé en 2019, l’ex-PDG de Radio France réfute en bloc dans Les Jours : « Le délire est une grave maladie – chez les deux parties, d’ailleurs si ma mémoire est bonne. Je n’ai pas coutume de m’excuser lorsque cela ne s’impose pas sur le plan de la morale. On me prête beaucoup trop de turpitudes. »
« Deal » informel
En réalité, suite à la condamnation de Benoît Collombat en 2009, un « deal » informel aurait bien été accepté par Jean-Luc Hees : « Bolloré renonçait à faire exécuter la condamnation en échange du fait que nous renoncions à l’appel », se souvient une source proche de la radio publique. « Il avait même tenté d’obtenir qu’on s’engage à ne plus parler de lui ni de ses sociétés ! », abonde une source interne à Radio France. « Inacceptable » en l’état, cette dernière demande aurait été refusée. Mais selon un courrier adressé par Olivier Baratelli à la justice en 2010, Jean-Luc Hees se serait tout de même engagé à ce que Radio France modère à l’avenir ses critiques contre l’ami du président qui vient de le nommer : « M. Jean-Luc Hees a donné directement à M. Vincent Bolloré l’assurance que les propos diffusés sur l’antenne de France Inter seraient désormais mieux contrôlés, afin que de nouvelles allégations attentatoires à l’honneur de l’une ou l’autre des parties que je représente ne soient plus proférées. »
Dangereux engrenage
En s’engageant à ce que des « allégations attentatoires à l’honneur de Vincent Bolloré » ne soient plus proférées par les journalistes de Radio France, Jean-Luc Hees ne mettait-il pas le doigt dans un dangereux engrenage ? En décembre 2011, quand Benoît Collombat et David Servenay, de Rue89, révèlent sur France Inter qu’un collectif d’ONG porte plainte auprès de l’OCDE contre la façon dont les ouvriers des plantations camerounaises de la Socapalm sont traités, l’avocat de Vincent Bolloré les assigne à nouveau en justice, non sans souligner auprès du tribunal les contradictions de la radio publique : « Radio France et son président Jean-Luc Hees avaient pourtant assuré à la SA Bolloré qu’ils s’engageaient à ce que les propos diffusés sur les différents supports de communication (sic) du groupe soient à l’avenir mieux assurés », écrit Olivier Baratelli dans son assignation. Révéler le fait que des ONG portent plainte à l’OCDE contre la Socapalm s’apparenterait-il à un « propos mal assuré » que Jean-Luc Hees se serait engagé à proscrire ? Il le dément. Mais tant qu’il dirige Radio France, y évoquer les pratiques du groupe Bolloré en Afrique s’apparente à un parcours du combattant. En 2013, sous la présidence Hollande cette fois, Maureen Grisot, une jeune journaliste pigeant pour Radio France depuis Abidjan, va se heurter à des pressions inédites, tant sur RFI que sur France Culture.
Un doublé à Abidjan
Abidjan dispose du plus grand port d’Afrique de l’Ouest. En 2004, sans mise en concurrence, le président Laurent Gbagbo y attribue un premier terminal à conteneurs au groupe Bolloré, qui règne déjà sur le trafic ferroviaire de la région. Contestée par la population, cette décision déclenche des manifestations que Gbagbo réprime dans le sang. En 2011, un nouveau président, Alassane Ouattara, lance un second terminal pour favoriser la concurrence. Mais en mars 2013, contre toute attente, le groupe Bolloré remporte également cette seconde concession. Arrivé troisième, un concurrent philippin dénonce des irrégularités et porte plainte auprès de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) pour « violations des règles de concurrence ».
« Conteneurs tachés de sang »
Intriguée que même Jean-Louis Billon, le ministre ivoirien du Commerce, critique l’attribution du second terminal au groupe Bolloré, Maureen Grisot parvient à l’interviewer pour Libération. Elle propose également le sujet à RFI, qui décline. Depuis Paris, son confrère et ami Jean-Baptiste Naudet lui suggère alors de réinterviewer plus longuement le ministre ivoirien pour L’Obs. Si Jean-Louis Billon est en colère, c’est que selon lui, l’attribution du premier terminal au groupe Bolloré en 2004 était déjà problématique : « Tout le monde avait hurlé ! Car le groupe Bolloré l’avait obtenu gratuitement, de gré à gré, en méconnaissance de toutes les règles administratives en Côte d’Ivoire », balance-t-il dans L’Obs. Suite à la manifestation et sa répression sanglante entraînant plusieurs morts, raconte Billon, « Bolloré n’avait pas réagi et j’avais […] fait un courrier en disant que tous les conteneurs étaient tachés de sang. » Selon le ministre, dans le dossier du premier terminal, il aura fallu attendre huit ans pour qu’un avenant au contrat régularise la situation et que le groupe Bolloré paie finalement 20 milliards de francs CFA, soit environ 30 millions d’euros pour cette concession.
« J’avais été approché par quelqu’un du groupe Bolloré »
Jean-Louis Billon, ministre Ivoirien du commerce
« Aujourd’hui, vous dites que Bolloré s’est payé un monopole, relance Maureen Grisot. Êtes-vous en train de parler de corruption ?
– En 2004, quand je critiquais vivement le contrat sur le premier terminal, j’avais été approché par quelqu’un du groupe Bolloré, répond Jean-Louis Billon. Cette personne m’avait fait des propositions pour que je révise ma position, mais je n’avais pas cédé. Je ne serais pas surpris si demain on me disait qu’il y a eu des problèmes de gouvernance dans l’attribution du deuxième terminal. » Comme le rappelle L’Obs, les détracteurs du ministre ivoirien du Commerce soulignent que son frère est à la tête d’une société faisant partie du consortium rival du groupe Bolloré. Mais Billon affirme défendre simplement la libre concurrence.
Pressions sur l’Obs, censure à RFI
Apprenant l’existence de cette interview explosive, Michel Calzaroni, conseiller de Vincent Bolloré, aurait appelé Laurent Joffrin, alors directeur de la rédaction de L’Obs : « Il y a eu une tentative de bloquer le papier, nous affirme Naudet. Mais la cheffe du service éco a envoyé “ch…” la direction. Et moi, j’ai menacé de saisir la Société des rédacteurs. Alors ils ont cédé. » Le 6 juin 2013, l’interview est bien publiée dans L’Obs. Le groupe Bolloré ne l’attaque pas en diffamation. Dans les jours qui suivent, depuis Abidjan, Maureen Grisot relance RFI, qui finit par accepter le sujet. Un extrait de l’interview du ministre doit être diffusé le samedi 8 juin 2013. « Ce jour-là, je me lève à 5 heures du matin, super-fière, se souvient-elle. C’était important pour les Ivoiriens. Mais rien. Officiellement, ce matin-là, les émetteurs ne “fonctionnaient pas”. Après, j’ai demandé que RFI diffuse l’extrait un peu plus tard, mais ils ont refusé… »
Maureen Grisot traînée devant le tribunal
Au bout de quelques mois, Maureen Grisot parvient tout de même à évoquer la question du port d’Abidjan sur France Culture. Cette fois, le groupe Bolloré la traîne immédiatement au tribunal. Mais dans la perspective de l’audience, prévue en avril 2016, Maureen Grisot a du « lourd » : le ministre ivoirien du Commerce accepte de venir témoigner devant la justice française. De quoi refroidir la passion de Vincent Bolloré pour les procédures bâillons.
Mais cette fois encore, la radio publique, dirigée depuis 2014 par Mathieu Gallet, aurait transigé en sous-main avec Vincent Bolloré pour obtenir un désistement que la journaliste ne souhaitait pas. Dans un courrier à Grisot paru dans Les Jours, Basile Ader, l’avocat de Radio France, écrit : « Ce désistement est consécutif à une conversation entre avocats où il est apparu, au regard de l’ancienneté de l’affaire, que l’intérêt du procès avait perdu une grande partie de son acuité. »
Désistement
Le désistement de Vincent Bolloré ne visait-il pas plutôt à éviter que le ministre ivoirien du Commerce ne vienne évoquer dans les prétoires parisiens les pratiques contestables de son groupe en Afrique ? Et que Maureen Grisot, harcelée depuis trois ans, ne puisse faire éclater sa bonne foi ? « J’étais furieuse, se souvient la pigiste. L’avocat me disait : “Maureen, quelle chance !” Mais moi, je passais pour une mauvaise journaliste. » Grisot rappelle Jean-Louis Billon, le ministre ivoirien du Commerce, pour lui expliquer que finalement, la justice française ne souhaite plus l’entendre. Et le pire, c’est que Radio France lui demande de ne pas en expliquer les raisons : « J’ai pris l’engagement qu’il n’y aurait pas de communication sur ce désistement », avait en effet écrit Basile Ader à la journaliste. Cerise sur le gâteau : selon le site Les Jours, suite à cette « conversation » entre l’avocat de Radio France et celui de Vincent Bolloré, le reportage de Grisot aurait été retiré du site de France Culture, sans même qu’une décision de justice ne l’ait imposé !
« Je regrette un peu d’avoir défendu ce pauvre Benoît Combat (sic) que j’aurais dû […] abandonner aux griffes des avocats de Bolloré. »
Jean-Luc Hees, ancien PDG de Radio France nommé par Nicolas Sarkozy
Rappelons qu’au moment de la condamnation de Benoît Collombat en mai 2010, Michel Calzaroni, le communicant du milliardaire, n’avait pas caché que Vincent Bolloré cherchait à faire un « exemple ». À la direction de Radio France, en tout cas, le message est manifestement passé cinq sur cinq. Une stratégie hasardeuse, qui aboutira à fragiliser les reporters de la radio publique. Réinterrogé sur ces douloureux épisodes à l’été 2021, Jean-Luc Hees me traitera de « paresseux » et « complotiste », avant de me lâcher : « Je regrette un peu d’avoir défendu ce pauvre Benoît Combat (sic) que j’aurais dû […] abandonner aux griffes des avocats de Bolloré. » Un comble, puisque Collombat avait largement souffert de l’affaire, comme nous l’avons vu plus tôt.
Bolloré condamné pour « procédures abusives »
Mais l’obstination de ce talentueux journaliste de France Inter se révélera finalement payante. Après ses révélations avec son confrère David Servenay sur l’ouverture en 2011 d’une enquête de l’OCDE sur les plantations du Cameroun, Collombat voit Vincent Bolloré retirer sa plainte. Dans la foulée, le reporter, qui fut longtemps l’un des seuls à faire de l’investigation, parfois sur ses congés, est intégré à une « cellule investigation » mise en place en 2016 au sein de la radio publique. Et en 2019, suite à la vingtaine de procédures bâillons qu’il avait lancées depuis 2008, Vincent Bolloré sera condamné à trois reprises en des termes très sévères pour « procédures abusives ». Une « victoire aux points » après dix ans de harcèlement, estimera Collombat, même si en juin 2021, la Cour de cassation annulera l’une de ces condamnations du groupe Bolloré et ordonnera un quatrième procès du reporter de France Inter. De quoi lui mettre la pression encore quelques années…