À quelques dix ans d’intervalle, deux attaques criminelles ont tué des Kurdes en plein Paris. À chaque fois, ce sont trois figures de la résistance kurde qui sont tombées sous les balles d’un tueur isolé. Dans l’un et l’autre cas, les autorités françaises ne semblent pas pressées de faire la lumière sur d’éventuels commanditaires. Ici, elles s’abritent derrière le « secret défense ». Là, c’est la qualification « d’acte terroriste » qui est refusée. Les Kurdes de France y voient un déni de justice et un danger pour leur sécurité. Ils appellent à manifester le 6 janvier à Paris.
Mon interlocuteur arrive en retard. Il s’en excuse. Il est débordé, ces jours-ci… Nous avons déjà dû remettre par deux fois notre rencontre. Sahin Polat court partout. Ce « franco-kurde », tel qu’il se définit, a le teint mat, la calvitie naissante, plutôt mince, une quarantaine d’années. C’est le co-président du CDKF, le Conseil Démocratique Kurde de France. Ce qui l’occupe tant en cette période, c’est l’organisation de trois manifestations prévues pour les semaines à venir.
La première doit commémorer, fin décembre, le premier anniversaire de l’assassinat le 23 décembre 2022, à Paris, de trois figures de la communauté Kurde. Deux hommes et une femme, Emine Kara. Surnommée Evîn Goyî, elle était considérée comme une héroïne pour avoir participé à de nombreux combats contre l’Etat Islamique, notamment pendant les batailles de Kobané et de Raqqa durant la guerre civile syrienne.
Poursuivie en Turquie pour son action en faveur de la communauté kurde, elle avait demandé l’asile politique à la France, qui le lui avait refusé. Elle vivait néanmoins dans l’hexagone depuis deux ans pour soigner ses blessures de guerre. Les deux autres victimes étaient également des Kurdes de Turquie mais avaient, eux, obtenu le statut de réfugié politique en France.
L’homme qui est soupçonné de les avoir assassinés se nomme William Malet. Il avait 69 ans au moment des faits. Il a été interpellé sur place. C’est un conducteur de train à la retraite. Au cours de son service militaire, il avait intégré le 3ème Régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMA) de Carcassonne.
Depuis, ce passionné d’armes s’est fait remarquer à plusieurs reprises pour des faits de violences et un racisme pathologique. Il est notamment connu de la Justice pour deux tentatives d’homicide et pour violences aggravées et infraction à la législation sur les armes. En 2016, victime à son domicile d’un vol avec effraction, il poignarde ses deux cambrioleurs au cou avec un couteau de cuisine. Durant l’enquête, les policiers découvrent chez lui une trentaine d’armes dont plusieurs fusils d’assaut, enfermées dans un coffre.
En juin 2021, pour avoir grièvement blessé ses deux cambrioleurs, il est condamné à un an de prison ferme. Pas de quoi le dissuader de terroriser autrui à l’arme blanche. En décembre de la même année, il attaque au sabre un camp de réfugiés et ses occupants dans le parc de Bercy, à Paris.
Attentat contre le centre culturel Kurde
Le 23 décembre 2022, quand il s’en prend au Centre Culturel kurde du 10e arrondissement de Paris, il n’est sorti de prison que depuis 11 jours. Avant qu’il ne s’en approche, les caméras de la RATP le repèrent à Saint Denis avec un sac noir vide. D’autres caméras le filment quelques heures plus tard à proximité du centre culturel kurde de la rue d’Enghien, dans le 10ème arrondissement, descendant d’une voiture côté passager. Quelqu’un l’a donc conduit jusqu’à son objectif. Son sac noir semble cette fois bien rempli. Contenait-il de nombreuses armes ? C’est en tout cas d’un colt 45 qu’il se sert pour abattre ses victimes : il blesse une première fois Emine Kara qui se réfugie derrière la porte d’entrée du Centre. Puis il la poursuit pour l’achever. Un travail de pro.
Au début de l’enquête, le parquet de Paris déclare que William Malet aurait « cherché à abattre des étrangers à Saint-Denis » avant de changer d’avis, « face au manque de personnes dans les rues », et de viser la communauté kurde. Par hasard en somme.
Mais durant ses auditions, le tueur aurait affirmé « en vouloir » aux Kurdes pour avoir « constitué des prisonniers lors de leur combat contre Daech au lieu de les tuer ». Un mobile plutôt bancal. Le Conseil Démocratique Kurde de France s’étant porté partie civile, son co-président Sahin Polat a accès au dossier de l’instruction. « J’y ai appris que William Malet parle russe, hébreu, anglais et qu’il a un brevet de pilote… ce n’est pas n’importe quel conducteur de train ». Sacré CV pour un ancien para reconverti en cheminot !
Tueur à gages ?
Serait il en réalité devenu une « barbouze » privée, voire un tueur à gage au service de causes inavouables, d’états étrangers ? Le vice-président du Conseil Démocratique Kurde de France n’a pas vraiment le sentiment que les autorités françaises ont cherché dans cette direction : « Nous avons l’impression que le dossier est pris à la légère : depuis son arrestation, ce meurtrier n’a été auditionné que deux fois par le juge ». (Il a été entendu une troisième fois le 30 décembre dernier, ndlr).
Au cours de l’une de ses rencontres avec le juge, le septuagénaire a reconnu qu’il en voulait aux Kurdes parce qu’ils sont « liés au PKK » et que ceux sont, selon lui, des « terroristes ». A contrario, ce terme de terroriste n’est pas choisi par la justice françaises pour qualifier son triple meurtre. L’auteur est mis en examen pour assassinat avec la circonstance aggravante du racisme mais on parle d’une « fusillade », pas d’un attentat ou d’un acte terroriste. Par ailleurs, d’après Sahin Polat, le domicile du tueur n’a été perquisitionné que deux mois après les
faits. Largement le temps de faire disparaitre des preuves.
Laxisme judiciaire
Un laxisme judiciaire qui donne aux Kurdes de France le sentiment qu’on peut les tuer impunément dans ce pays. D’autant que ce laxisme se double d’une grande légèreté de la part du ministère français de l’intérieur. Dix jours avant l’attentat contre le centre culturel Kurde, suite à un discours menaçant du ministre de l’intérieur turc, Sahin Polat avait demandé que le centre culturel soit placé sous protection policière. Il n’a jamais reçu de réponse. Depuis le triple assassinat, un véhicule de police stationne en permanence devant l’immeuble de la rue d’Enghien. Un peu tard…
L’écoeurement de la communauté Kurde est également à mettre en perspective avec un autre attentat survenu dix ans auparavant. Le 9 janvier 2013, lors du premier quinquennat de François Hollande, Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et deux autres figures de la communauté Kurde, étaient tuées de plusieurs balles dans la tête au cours d’une réunion dans un appartement parisien, dans le 10e arrondissement déjà.
Un tueur Turc infiltré
L’auteur de ce premier triple assassinat, Omer Güney, était un Turc qui avait infiltré depuis plusieurs mois le Centre Démocratique Kurde de France. Suite à l’attentat, des médias turcs avaient diffusé un document portant son nom et présenté comme un ordre de mission du MIT, les services secrets turcs. L’enquête en France avait également pointé leur « implication » dans ces trois meurtres, sans pour autant identifier de commanditaire.
Près de quatre ans après les faits, à quelques jours de l’ouverture de son procès, les autorités judiciaires françaises annoncent qu’Omar Güney est décédé le 17 décembre 2016 dans un hôpital parisien. Les mêmes sources affirment qu’il « souffrait d’un cancer du cerveau ». Fait troublant : le meurtrier n’avait que 34 ans au moment de son décès et il n’avait jamais été fait état d’une dégradation de son état de santé. L’action publique à l’encontre d’Omer Güney est éteinte.
« Secret défense »
En mai 2019, un juge antiterroriste français est néanmoins chargé de reprendre l’enquête sur d’éventuelles complicités dans le triple assassinat de janvier 2013. Une information judiciaire est ouverte pour « complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Mais à chaque fois qu’un magistrat demande la déclassification d’informations détenues par les différents services de renseignements français dans le cadre de cette affaire, il se voit opposer le secret défense. Un secret défense que les différents gouvernements qui se sont succédés depuis celui de Jean-Marc Ayrault en 2013 ont toujours refuser de lever.
Les Kurdes qui vivent en France y voient un déni de justice, voire un « permis de tuer » accordé au régime de Recep Tayyip Erdoğan, l’homme fort de la Turquie depuis 2003. Ils manifesteront à Paris le 6 janvier prochain, trois jours avant le dixième anniversaire de l’assassinat de Sakine Cansiz et de ses deux collègues.
Au cours de ce rassemblement, ils demanderont une fois de plus que ce prétendu « secret défense » cesse d’entraver l’enquête et la marche de la Justice. Puis le 16 février prochain, au Trocadéro, ils appelleront à la libération d’Abdullah Ocalan, l’ancien leader du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, emprisonné en Turquie depuis 1999.