Julian Assange : héros persécuté, journalisme en danger

Manifestation en soutien à Julian Assange
People take part in a demonstration in support of Wikileaks founder Julian Assange who is facing extradition to the USA in Brussels on April 23, 2022. A UK court on April 20, 2022 issued a formal order to extradite WikiLeaks founder Julian Assange to the United States to face trial over the publication of secret files relating to the Iraq and Afghanistan wars. (Photo by JOHN THYS / AFP)

Du 20 au 21 février, la Haute Cour d’Angleterre examinera la recevabilité de l’ultime appel de Julian Assange au Royaume-Uni pour empêcher son extradition vers les Etats-Unis – extradition pour laquelle le gouvernement britannique a donné son accord en juin 2022. Si son recours échoue, cet australien de 52 ans ne pourra plus compter que sur un éventuel ultime rempart : la Cour européenne des droits de l’homme. Rappel des principales étapes de sa persécution. 

12 juillet 2007. Un hélicoptère américain patrouille au dessus de Bagdad. Son équipage décide, avec une insouciance déconcertante, d’abattre une petite foule repérée comme cible. Bilan du raid : 18 civils tués dont deux journalistes.  Trois ans plus tard, choquée par ce crime de guerre, une source militaire américaine fait fuiter la scène en question grâce à WikiLeaks. Le scandale est mondial. Quant à celui dont le travail a permis de mettre en lumière ce massacre, en diffusant le devenu célèbre clip « Collateral Murder », il encourt désormais jusqu’à 175 ans de prison aux Etats-Unis. Son nom ? Julian Assange. A l’heure où les griffes de l’administration américaine sont sur le point de se refermer sur ce héros de la liberté d’information, que retenir de son incroyable destin ?

WikiLeaks, une plateforme qui a changé le monde

C’est en 2006 que Julian Assange créé WikiLeaks : une plateforme sécurisée qui a permis à des lanceurs d’alerte du monde entier de transmettre anonymement des documents confidentiels témoignant de pratiques ou d’intentions peu avouables de la part de puissantes entités. Vous avez peut-être déjà entendu parler des « Guantánamo Files », « Iraq War Logs » ou encore « Afghan War Logs » ? Autant de dossiers accablants pour l’armée américaine dans lesquels ont été mis en lumière : des incarcérations d’innocents, des traitements cruels pratiqués dans la prison de Guantánamo (Cuba) après les attentats du 11 septembre 2001, des attaques indiscriminées de l’armée la plus puissante du monde contre des populations civiles en Irak et en Afghanistan ; ou encore les actes de torture qu’elle a perpétrés dans ces pays. Une esquisse de ces massacres avait d’ailleurs choqué l’opinion publique à travers le monde, à l’occasion de la diffusion en 2010 de la vidéo « Collateral Murder », évoquée plus haut. 

Derrière toutes ces révélations : un ex-analyste militaire de l’armée américaine, Bradley Manning. Depuis les années 2010, c’est lui  qui a fait fuiter une bonne partie des crimes de guerre commis par les Etats-Unis grâce au système de transmission cryptée offert par WikiLeaks. 

S’ils ont marqué leur époque, ces exemples ne constituent qu’un fragment des révélations permises par la plateforme qu’a créée Julian Assange. Comme le rappelle l’ex-rapporteur de l’ONU sur la torture Nils Melzer, dans son livre L’affaire Assange, histoire d’une persécution politique (dont la version française est parue en août 2022 aux éditions critiques), « les premières révélations de WikiLeaks mirent en lumière, par exemple, la corruption du gouvernement kenyan, le déversement de déchets toxiques par la société Trafigura en Côte d’Ivoire, les méthodes de la scientologie, les pratiques douteuses de la banque suisse Julius Baer, etc. »

Scandales écologiques, surveillance de masse, corruption ou encore mensonges d’État : le panel des révélations permises par WikiLeaks est large et a touché de nombreux pays à travers le monde, tous continents confondus. En 2015, un dossier baptisé « Espionnage Élysée » nous apprenait qu’entre 2006 et 2012, trois chefs d’Etat français (Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande) ainsi que des ministres, hauts fonctionnaires, parlementaires ou encore diplomates, avaient été mis sur écoute pendant près d’une décennie par les services secrets américains.

« J’ai rapidement compris que si WikiLeaks avait réussi à obtenir des informations que personne n’était parvenu à avoir, c’est parce qu’ils offraient une plateforme et des technologies qui protégeaient les sources », expliquait récemment à Marianne la journaliste italienne Stéfania Maurizi, autrice de L’affaire WikiLeaks : médias indépendants, censure et crimes d’État, paru cette année en français, aux éditions Agone. Et la spécialiste de Wikileaks de conclure : « Ils ont ainsi attiré des gens avec des compétences particulières (…) qui ont compris qu’ils pouvaient faire fuiter des informations en toute sécurité grâce à la cryptographie [Quand je l’ai découvert], c’était pour moi un espoir dans une période sombre pour le journalisme d’investigation ».

Assange, traqué par Washington et ses complices

Certains anciens partenaires médiatiques d’Assange, comme par exemple le journal Le Monde, n’eurent pas toujours cette reconnaissance, notamment à une époque critique pour Julian Assange. Après avoir bénéficié de la révolution WikiLeaks, ils dénigrèrent son fondateur en relayant abondamment les allégations de Washington selon lesquelles il aurait personnellement mis en danger des vies humaines de part et d’autre du globe. 

Pourtant, le principal intéressé a toujours démenti de telles accusations et a lui-même reproché à la Maison Blanche de n’avoir pas répondu à certaines de ses sollicitations visant à éviter toute mise en danger d’autrui. Notons que Julian Assange a aussi pointé des imprudences chez ses anciens partenaires médiatiques, en accusant par exemple le Guardian d’avoir divulgué par négligence les mots de passe de Cablegate, le 1er septembre 2011

Par ailleurs, les allégations visant Assange sont en total décalage avec certains contenus offrant un aperçu de ses précautions en matière de protection de vies humaines : en témoigne par exemple sa tentative de sensibiliser l’administration américaine à ce sujet, dans une séquence du documentaire Risk, paru en 2016 ; ou encore un échange téléphonique entre Assange et le secrétariat d’Hillary Clinton, datant de 2011. 

« Washington a eu à deux reprises l’occasion de fournir dans un tribunal des exemples précis pour étayer ses allégations mais n’a à ce jour pu fournir aucun cas de personne tuée ou blessée en raison des publications de WikiLeaks », estime Laurent Dauré, porte-parole du comité de soutien français à Julian Assange.

« L’armée ne parvient pas à associer les fuites à des décès », confirmait en 2013 le média américain Courthouse News Service, en référence aux fuites de Bradley Manning publiées par WikiLeaks. A l’inverse, les accusations en question ont été mises à mal par plusieurs témoins lors du procès sur l’extradition d’Assange, fin 2020.

Quand démocrates et républicains s’acharnent

Démocrate comme républicaine, l’administration américaine a toujours fait preuve d’un acharnement intense contre le fondateur de WikiLeaks, à l’image des sorties fracassantes de plusieurs de ses hauts responsables. Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, notons le cynisme du haut fonctionnaire américain John Bolton qui, en octobre 2022, lors d’un échange en direct avec la femme de Julian Assange sur la chaîne britannique Talk TV, déclarait : « J’espère qu’il prendra au moins 176 ans de prison pour ce qu’il a fait. »

Mais au delà des paroles, cet acharnement est aussi est surtout caractérisé par les actes. Procédures kafkaïennes à répétition, espionnage illégal dans l’ambassade d’équateur à Londres, comme le révélait Mediapart en avril 2019, plans d’enlèvement et d’assassinat concoctés par la CIA tels que le révelait Yahoo news en septembre 2021… Tout ou presque a été envisagé par Washington, avec parfois la complicité active de plusieurs Etats impliqués dans le dossier, comme le décrit en détails Nils Melzer dans son livre qui porte sur plusieurs rebondissements majeurs du calvaire que traverse le journaliste australien depuis plus d’une décennie.

La vraie-fausse « affaire suédoise »

L’ex rapporteur de l’ONU sur la torture fournit par exemple une chronologie précise de « l’affaire suédoise », basée sur de supposées agressions sexuelles, dont Julian Assange a été accusé (à tort) durant des années. L’ex-rapporteur de l’ONU, qui maîtrise la langue suédoise, a pu consulter de nombreux documents originaux pour comprendre le dossier. Il retrace minutieusement dans son livre la façon dont les autorités de ce pays nordique ont sciemment déformé la démarche d’origine des deux femmes concernées : après avoir compris qu’elles avaient eu avec Assange des rapports sexuels à quelques jours d’intervalle, elles cherchaient initialement auprès de la police une façon de le contraindre à leur fournir un test VIH. « Dans les deux cas, il a été faussement affirmé que les femmes elles-mêmes avaient l’intention de signaler un délit sexuel contre Assange, alors que ce n’était manifestement pas le cas […]. Les autorités suédoises détournèrent rapidement à leurs propres fins les histoires et les expériences personnelles des deux femmes », estime Melzer dans un chapitre entièrement consacré à ce sujet.

Après avoir servi de prétexte à une vaste campagne politico-médiatique de dénigrement visant le fondateur de WikiLeaks (notamment de la part de France Inter, comme le rappellait Laurent Dauré via Acrimed en juillet 2021), l’affaire suédoise a pris fin en novembre 2019 quand toutes les démarches engagées contre Assange furent définitivement abandonnées. 

Dans son livre, l’ancien rapporteur de l’ONU sur la torture s’attache également à démontrer une coordination interétatique dans cette histoire, rappelant que l’administration américaine avait commencé, dès 2010, à explorer diverses possibilités de poursuivre Assange et avait demandé à ses alliés, dont la Suède, de faire de même.

Alors que l’incroyable travail d’Assange lui a valu de nombreux prix de journalisme à travers le monde (mis en avant à l’occasion d’une récente exposition au Parlement européen, consacrée à son œuvre journalistique), le fondateur de WikiLeaks a été contraint de vivre reclus à l’ambassade d’équateur à Londres entre 2012 et 2019, date de son arrestation par les autorités britanniques. Depuis cette date, il est enfermé dans une prison de haute sécurité en Grande Bretagne. Il est désormais visé aux Etats-Unis par 18 chefs d’inculpation, dont celui d’espionnage. 

Un risque d’incarcération à vie dans des conditions atroces

Comme l’explique Nils Melzer, le fait que Julian Assange ait été inculpé par la célèbre « Espionnage court » du district Est de Virginie, ne lui laisse aucun espoir de procès équitable : là-bas, la procédure se déroulerait à huis clos et reposerait sur des preuves auxquelles ni lui, ni son avocat n’auraient accès. Il souligne : « A l’Espionnage Court d’Alexandria, aucun accusé au nom de la sécurité nationale ne fut jamais acquitté. » De son côté, Laurent Dauré explique que dans le cadre de l’« Espionnage act », il serait impossible à Julian Assange de plaider ses intentions journalistiques.

Si l’équipe juridique américaine a récemment tenté de rassurer la justice britannique sur l’hospitalité qui pourrait être offerte à Assange chez l’Oncle Sam, la vérité est donc qu’il y risque l’incarcération à vie dans des conditions atroces, comme celles qui caractérisent les prisons « Supermax ». Cette funeste hypothèse a été appuyée par plusieurs experts, lors d’audiences portant sur l’extradition de Julian Assange. 

« De nombreux prisonniers [y] gémissent interminablement, crient, cognent contre les murs de leur cellule. Certains se mutilent avec des rasoirs, des éclats de verre, des os de poulet aiguisés (…) des lames de rasoir, des coupe-ongles… D’autres ont des conversations délirantes avec des voix qu’ils entendent dans leur tête, oublieux de la réalité », rapportait notamment Le Figaro en 2015 à propos d’un de ces terribles établissements pénitenciers américains, où les tentatives de suicide sont fréquentes. « Supermax : La pire prison du monde », titrait également en 2019 Paris Match, après avoir enquêté sur l’une d’entre elles. 

Trois faits marquants (mais méconnus) de l’affaire Assange

Julian Assange
Fondateur en 2006 de la plateforme pour lanceurs d’alerte WikiLeaks, Julian Assange risque la prison à vie aux Etats-Unis (photo DR)

Un homme est emprisonné dans un pays où il n’a officiellement aucune peine à purger
« Il n’est ni en détention préventive, ni en train de purger une peine, il est sous écrou extraditionnel, c’est-à-dire qu’il est simplement en attente de l’issue de la demande d’extradition des Etats-Unis. Il n’y a pas de limite de temps fixé par la loi, ça peut s’étendre à l’infini », dénonce Laurent Dauré (porte parole du comité de soutien français à Julian Assange) à ce sujet.

Les autorités britanniques ont initialement justifié l’arrestation de Julian Assange en l’accusant d’avoir violé les conditions de sa liberté surveillée lorsqu’en 2012, il s’était réfugié à l’ambassade de l’Equateur. Pour rappel, le ressortissant australien y avait sollicité l’asile politique car, déjà à l’époque, il redoutait d’être extradé vers les Etats-Unis en cas d’immixtion de Washington dans l’affaire suédoise. Condamné en 2019 par la justice britannique à une peine de 50 semaines de prison, cela fait désormais plus de 252 semaines que Julian Assange est sous écrou…

Assange accusé de piratage : quand les médias français ignorent une information clé
Parmi les principaux chefs d’inculpation américains visant Julian Assange, l’allégation de piratage est régulièrement médiatisée sans nuance. Or, il y a maintenant plus de deux ans et demi, la presse islandaise mettait à mal cette accusation à la faveur de révélations explosives d’un sulfureux témoin qui admettait avoir menti dans le cadre d’un marché conclu avec les autorités américaines.

Condamné pour détournements de fonds, fraudes, vols et abus sexuels sur plusieurs dizaines de mineurs, l’Islandais Sigurdur Thordarson a en effet confessé au journal islandais Stundin, avoir « fabriqué » de toutes pièces des allégations selon lesquelles il aurait reçu de la part de Julian Assange des consignes de piratage visant un pays membre de l’OTAN.

Malgré le caractère sensationnel d’un tel rebondissement, celui-ci passa inaperçu en France. L’information fut uniquement traitée par des médias alternatifs, parmi lesquels RT France, désormais interdit sur le sol européen. « C’est sidérant qu’un élément aussi crucial n’ait pas eu d’écho en France, c’est quand même un témoin-clé de la partie étasunienne. Les médias ont tendance à ne rendre compte que des éléments à charge contre Assange, à l’inverse, les éléments qui pourraient jouer en sa faveur sont étouffés ou occultés », regrette Laurent Dauré.

Pression britannique et chantage américain au FMI : l’Equateur encouragé à abandonner Assange
« Les tractations entre Londres et Quito pour livrer Assange méritent d’être connues, estime Laurent Dauré. Une enquête du journaliste britannique Matt Kennard en a rendu compte. Nous l’avons publiée dans le livre qui accompagne le DVD du documentaire Hacking Justice, édité par les Mutins de Pangée. Avec ce recueil d’articles, nous avons voulu faire un travail d’information face au silence médiatique en France. L’affaire Assange a connu des rebondissements incroyables, qui ont de quoi susciter l’intérêt des lecteurs. En plus de se montrer indifférents au sort d’un confrère journaliste, les médias privent leur public d’une histoire captivante », estime Laurent Dauré, en référence à un article initialement mis en ligne en avril 2021 par le média d’investigation DeclassifiedUK, intitulé : « Révélations sur la campagne du gouvernement britannique pour forcer Julian Assange à quitter l’ambassade d’Equateur ».

On y apprend notamment comment le ministre britannique Sir Alan Duncan, alors en charge des négociations sur Assange, a poussé la cheffe du gouvernement Theresa May à « flatter » le président équatorien de l’époque, Lenin Moreno, pour faire sortir le ressortissant australien de l’ambassade. Entre autres révélations, l’enquête mentionne également des cadeaux offerts au président de l’Equateur pour le remercier d’avoir livré Assange au Royaume-Uni.

Outre la stratégie britannique pointée dans cet article, une pression étasunienne visant Quito a également été dénoncée par l’ex-chef de la diplomatie équatorienne, Ricardo Patiño, selon qui la décision de son pays de mettre fin à l’asile politique de Julian Assange est intervenue après un chantage de Washington au FMI. Dans un entretien du podcast Resumen del sur (dont des extraits ont été retranscrits ici), l’ancien ministre a dénoncé une « soumission honteuse » de son pays. « Attaquez le Venezuela, détruisez l’intégration, donnez-moi Assange, et je vous donnerai 10 milliards de dollars » : c’est avec cette paraphrase que l’homme d’État résume la pression selon lui exercée à l’époque par Washington pour contraindre le gouvernement équatorien à livrer Julian Assange. Là encore, silence radio en France. Aucun grand média ne jugera utile d’évoquer cette sortie fracassante. Ni pour l’étayer, ni pour la nuancer…