Espionnage de Ruffin : Bernard Arnault s’emporte au tribunal

Bernard Arnault dans les couloirs du tribunal judiciaire de Paris, le 28 novembre 2024  | (image : Antonin Hamburger)

Bernard Arnault était au tribunal judiciaire de Paris le 28 novembre 2024 pour être entendu comme témoin dans le procès de Bernard Squarcini. Entre 2013 et 2016, l’ancien patron du Renseignement intérieur, surnommé le « squale » avait fait espionner François Ruffin et son journal Fakir par des officines privées pour le compte de LVMH. Récit d’une audience tendue au cours de laquelle Bernard Arnault s’est étonné d’être mis en cause alors qu’il avait payé 10 millions d’euros pour échapper à tout procès.

Ce jeudi 28 novembre à 9h30 du matin, la présence au tribunal de l’homme le plus riche de France n’avait rien d’évident. Cité à comparaître à la demande de François Ruffin, fondateur du journal Fakir, la venue initialement incertaine du patron de LVMH était-elle un signe de confiance de la part de l’empereur du luxe ?

C’est en tout cas avec une assurance parfois mêlée de plaisanterie que Bernard Arnault a répondu aux questions du président du tribunal, Benjamin Blanchet. Face à une salle comble, le multimilliardaire français a dû s’exprimer sur le rôle dans cette affaire de l’ancien vice-président de LVMH, Pierre Godé (décédé en 2018), qui avait échangé directement avec Bernard Squarcini à l’époque des faits. C’est également lui aussi qui avait proposé au grand flic, comme une évidence, de faire infiltrer le journal Fakir. « Pourquoi Pierre Godé ne vous en a pas parlé ? Est-ce une habitude de faire appel à la DCRI (Direction Centrale du Renseignement Intérieur, ex-DGSI) ? » Réponse de Bernard Arnault : « Je suis absent de la France plus de la moitié du temps. Mes collaborateurs ont une autonomie complète. Godé a pris cette décision sans m’en informer. »

Déjà entendu par la police en 2019, Bernard Arnault s’était défendu de toute barbouzerie impliquant son groupe. « Ce ne sont pas les pratiques du groupe. Je n’ai jamais demandé à utiliser des barbouzes, je suis tout à fait contre. […] Infiltrer une bande de clowns comme Fakir, ça ne sert à rien. »

Même son de cloche tout au long de son dernier dernier témoignage au tribunal : à l’entendre le président de LVMH n’était au courant de rien, n’a été informé d’aucune opération de surveillance visant Fakir ou François Ruffin. Rien vu, rien entendu… « Est-ce que s’agissant du respect de l’éthique du groupe LVMH, la surveillance, la collecte d’information à caractère politique est conforme à l’éthique ? », demande le président du tribunal. « Ce qui est conforme au code, c’est que la légalité soit respectée dans toutes les actions du groupe », argumente l’empereur du luxe.

« Je suis rarement stressé. Avec tout ce que je gère, il faut pas être facilement stressable »

Bernard Arnault, patron de LVMH

Rien non plus lorsque le président évoque les interceptions téléphoniques dans lesquelles on entend Karine Billet, alors cheffe de cabinet du patron de LVMH, affirmer à Bernard Squarcini que son patron est « très stressé » par l’éventualité d’une intrusion de François Ruffin et d’anciens salariés de la Samaritaine lors d’une AG de LVMH. Réponse de l’intéressé : « Non, je suis rarement stressé. Avec tout ce que je gère, il faut pas être facilement stressable. Mon assistante l’est. »

Le président interroge ensuite Bernard Arnault à propos d’une interview en 2013 avec le journaliste Tristan Waleckx qui avait révélé, dans l’émission Complément d’enquête, que l’empereur du luxe avait brièvement été résident fiscal en Belgique. « Ce reportage vous aurait mis dans une colère froide, vous auriez exigé des coupes et Benoît Duquesne (ndlr : ancien présentateur de Complément d’enquête, décédé quelques temps après les faits) aurait été menacé. »

« C’est faux. J’avais des relations cordiales avec Benoit Duquesne. J’ai été interrogé par Tristan Waleckx — l’homme de 75 ans se trompe à plusieurs reprises sur le nom du journaliste, sourire du concerné, présent dans la salle — qui était agressif. Il m’a reposé trois fois la même question », répond Bernard Arnault au sujet de cette interview réalisée au printemps 2014 dans la boutique Guerlain des Champs-Élysées. Maître Sarfati, avocat de François Ruffin et de Fakir, reviendra lui aussi sur cet épisode pendant ses questions. « Monsieur Arnault, vous avez menacé Tristan Waleckx. » Il prend le livre de Jean-Baptiste Rivoire, l’Elysée (et les oligarques) contre l’info – fondateur de Off Investigation – et lit la retranscription d’un dialogue tendu entre Bernard Arnault et Tristan Waleckx survenu après l’interview, dont Off investigation met aujourd’hui en ligne un enregistrement.

 On y entend distinctement Bernard Arnault évoquer une affaire dans laquelle son interlocuteur aurait supposément tenté d’extorquer des fonds à LVMH depuis Bordeaux. Des accusations fantaisistes, dont on découvrira par la suite qu’elles reposent sur un dossier monté de toute pièce sous la férule de Bernard Squarcini, et dont se défend alors catégoriquement le journaliste Tristan Waleckx. « Ben j’espère pour vous [que c’est faux], parce que sinon votre carrière est finie », va jusqu’à menacer l’empereur du luxe, au cours de cet échange…

« Je ne réponds pas à cette question », « Questions débiles »

Quand Benjamin Serfati, l’avocat de François Ruffin, lui fait lecture de cet échange (qui avait été enregistré à son insu), la colère est visible chez Bernard Arnault : « C’est totalement faux, je n’ai aucun souvenir de tout ça ! esquive-t-il. Est-ce que je suis ici pour répondre à des faits qui n’ont rien à voir avec l’affaire ? » Si, lors des premières questions, l’empereur du luxe s’était limité à « n’être responsable de rien », l’accent de ses réponses change. Le ton monte.

Peu à peu, le témoin qui s’efforçait de rester poli devant le tribunal disparait derrière l’homme dur en affaires. « Je ne réponds pas à ces élucubrations. Je ne réponds pas à cette question. J’ai déjà répondu à cette question », répète-il. Un mur. Parfois au point de mépriser la partie civile : « Questions débiles ». A-t-on affaire au même dirigeant qui chantait son respect de l’institution judiciaire une heure plus tôt ?

Les échanges succincts entre le député de la Somme et le patron de LVMH n’échappent pas à cette métamorphose. Bernard Arnault avait commencé par louer les talents de réalisateur de François Ruffin — « Merci Patron m’a fait rire » — avant de critiquer l’homme politique : « Démolir l’image de Ruffin ? Inutile, Mélenchon le fait bien. Et il est bien plus brillant » ou encore « Il suffit de lire Marianne, un article titrait cette semaine « François Ruffin est-il en perdition ? ». » L’empereur du luxe fait allusion à un article dont le véritable titre est : « « Je dois faire surgir l’énergie » : François Ruffin, épopée ou perdition ?  »

Bernard Arnault poussé dans ses retranchements

Bernard Arnault l’a bien compris, la meilleure défense, c’est l’attaque. Poussé dans ses retranchements, il dénonce un François Ruffin qui serait « intéressé par les retombées médiatiques de ce procès pour des raisons politiques, personnelles et même économiques, pour vendre son dernier film. » (allusion à « Au boulot », que le député vient de co-signer avec son compère Gilles Perret). La première fortune de France va jusqu’à citer le révolutionnaire communiste Léon Trotsky : « Quand tu veux émerger en politique, trouve un ennemi connu et accroche toi à lui pour progresser. » Les deux hommes semblent pourtant sur le point de s’accorder sur une rencontre, un café en privé, dans les locaux de LVMH.

La hargne de l’empereur du luxe visera aussi Vincent Brengarth, avocat d’un policier furieux d’avoir été instrumentalisé par Bernard Squarcini pour travailler sur des affaires privées de Bernard Arnault (un maître chanteur qui révélait de « révéler qu’il avait une maitresse »). Piqué au vif par l’allusion, Bernard Arnault s’emporte : « Attention à ce que vous dites, je peux vous poursuivre en diffamation. » Raté. « Un avocat ne peut pas être poursuivi en diffamation pour des propos en audience », corrigera quelques minutes plus tard Laure Heinich, avocate de François Ruffin et de son journal. Avant de tenter une dernière question : « Vous êtes un patron de presse. Pourquoi, si vous dites défendre la liberté d’expression, vous menacez d’attaquer en diffamation ? » Une nouvelle fois, Bernard Arnault se renferme et refuse de répondre à la question.

En fin de journée, le procureur a requis une peine de quatre ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende à l’encontre de Bernard Squarcini. Contre Jean-Charles Brisard, 2 ans avec sursis, 50 000 euros d’amende et 5 ans d’interdiction d’activités dans le renseignement. Contre Albert Farhat, l’un des infiltreurs de Fakir, 2 ans avec sursis, 4000€ d’amende et 5 ans d’interdiction… Contre Hervé Seveno 2 ans avec sursis pour l’espionnage de Fakir, 100 000€ d’amende, interdiction de renseignement de conseil pendant 5 ans. Contre le préfet Pierre Lieutaud, ex de la coordination du renseignement, 18 mois avec sursis, interdiction de fonction publique et d’activité de renseignement pendant 5 ans… Jugement dans les prochaines semaines.

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