Jean-Baptiste Rivoire
Fin 2017, quelques mois après son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron lançait une vaste offensive visant à discréditer l’audiovisuel public. Derrière les arguties présidentielles, les émissions d’investigation étaient visées. (Extrait de « L’Élysée (et les oligarques) contre l’info », Jean-Baptiste Rivoire, Les liens qui libèrent, Paris, 2022)
En décembre 2017, après que Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, ait échoué à externaliser les magazines d’information Envoyé Spécial et Compléments d’enquête, Emmanuel Macron qualifie l’audiovisuel public de « honte de la République » Quelques semaines plus tard, interviewé par Laurent Delahousse, il laisse entendre que « les chaînes privées font aussi bien le job ». En réalité, depuis le début du quinquennat Hollande, France Télévisions a diffusé de remarquables enquêtes pointant des excès de la mondialisation ultra-libérale, ou les pratiques contestables de plusieurs grands propriétaires de presse soutenant Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron.
Une honte, vraiment , l’audiovisuel public ? Prenons l’exemple d’Elice Lucet, figure emblématique de France Télévision et patronne d’Envoyé spécial et de Cash investigation. Son bureau est à des années-lumière des dorures de l’Élysée. Sur un rayonnage, on peut voir une photo de jeunes manifestants nantais, de noir vêtus et les visages dissimulés, posant derrière une banderole « Élise m’a radicalisé ». Depuis le lancement de Cash investigation en 2011, la journaliste s’évertue à percer pour le grand public les secrets du « monde merveilleux des affaires », dit-elle ironiquement. Elle décrypte les stratégies contestables de multinationales et les complaisances politiques dont elles jouissent. Jusqu’à la création de Cash, cette critique des effets pervers de la mondialisation était presque taboue à la télévision. Elle l’est toujours sur les chaînes privées.
Houspillant sur France 2 poids lourds de la finance et patrons du CAC 40, Élise Lucet a la cote chez les téléspectateurs, surtout les plus jeunes. Pour chaque numéro de Cash investigation, Premières Lignes Télévisions, la société de production créée par Paul Moreira et Luc Hermann après que Canal Plus a supprimé leur 90 Minutes en 2006, fournit de longues enquêtes fouillées, rigoureuses et souvent accablantes. Des millions de Français ont pris l’habitude de les regarder, majoritairement en replay. On peut citer pêle-mêle : « Les vendeurs de maladies », sur les stratégies des laboratoires pharmaceutiques pour inciter à consommer toujours plus de médicaments inutiles, voire dangereux ; « Paradis fiscaux, les petits secrets des grandes entreprises », sur la tendance des multinationales à frauder le fisc ; « Diesel, la dangereuse exception française », ou comment la France, sous Nicolas Sarkozy, a encouragé fiscalement le diesel jusqu’à ce qu’il représente 80 % des achats de véhicules, rendant l’air de nos villes irrespirables ; « Industries agro-alimentaires : business contre santé », sur les réticences des industriels de la malbouffe à informer clairement les consommateurs sur la composition de leurs produits. Et la liste est longue.
Elise Lucet » animatrice préférée des Français «
La popularité d’Élise Lucet ne se limite pas aux moins de trente ans. À l’automne 2017, pas moins de 3,8 millions de téléspectateurs sont bouleversés par un documentaire de Cash investigation signé Sophie Le Gall et titré « Travail, ton univers impitoyable ». Elle est alors sacrée « animatrice préférée des Français ». Même le médiateur de l’information de France 2, habitué à recevoir des tombereaux d’insultes, n’en revient pas : « Il n’y a presque que des courriers positifs ! Bien sûr, il y a des gens qui la détestent, […] mais pas tant que ça. On reçoit beaucoup de lettres d’encouragement qui disent : “Merci ! Merci !” C’est très inhabituel. »
Notons que depuis quelques années, Complément d’enquête, autre très bonne émission d’investigation de France 2 crée par Benoit Duquesne, explore elle aussi les coulisses de notre économie. Bernard Arnault, Patrick Drahi ou Arnaud Lagardère en ont fait les frais à l’occasion de portraits fouillés éclairant les coulisses pas toujours reluisantes de leurs empires industriels.
Alors pourquoi diable Emmanuel Macron qualifie-t-il l’audiovisuel public de « honte » et tente-t-il de faire croire que les chaînes privées font aussi bien le job ? Le président a-t-il oublié ce mémorable aveu en 2004 de Patrick Le Lay, l’ancien PDG de TF1 : « le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » ? Ou cette sortie de Nicolas de Tavernost, président du directoire du groupe M6, assumant en 2015 des déprogrammations de reportages de l’émission Capital susceptibles de déplaire aux annonceurs : « Je ne peux pas supporter qu’on dise du mal de nos clients » ?
« Faire connaître les affaires Fillon, Bygmalion ou Benalla »
Si Emmanuel Macron connaît mal ses classiques médiatiques, le grand public ne s’y trompe pas. Il sait que des émissions telles qu’Envoyé spécial, Complément d’enquête, Cash investigation ou Pièces à conviction ont contribué à faire connaître les affaires Pénélope Fillon, Bygmalion et plus tard Alexandre Benalla. Les magazines d’information de France Télévisions, avec Le Monde, Le Canard enchaîné ou Mediapart ont bousculé la République à maintes reprises. Ils ont dévoilé les pratiques contestables de patrons du CAC 40 comme Bernard Arnault (LVMH), Vincent Bolloré (Vivendi), Xavier Niel (Iliad-Free), Patrick Drahi (Altice-SFR) ou Arnaud Lagardère, cinq puissants propriétaires de presse souvent enclins à s’approprier les médias privés pour orienter les choix démocratiques des Français. En 2017, tous soutenaient Emmanuel Macron.
» Contraints de montrer patte blanche pour accéder au pouvoir »
Il ne fait guère de doute que derrière le coup de gueule du locataire de l’Élysée se cachait la volonté d’étouffer ce travail embarrassant ses puissants soutiens, comme ses prédécesseurs avaient avant lui tenté de le faire. Car depuis les années 2000 – au moins –, pour avoir encouragé une poignée de riches industriels à prendre le contrôle de la quasi-totalité des médias privés, les responsables politiques français se retrouvent piégés, contraints de leur montrer patte blanche pour accéder au pouvoir. Au risque de faire de l’Élysée un adversaire de la liberté de l’information.
« Grave dévoiement de la Vème République »
Un grave dévoiement démocratique de la Ve République amorcé sous Jacques Chirac, entretenu par François Hollande et poussé jusqu’à la caricature par Emmanuel Macron. Dans la lignée de Nicolas Sarkozy ? Quelques années auparavant, lui aussi avait pris en grippe le journalisme « façon Élise Lucet ». Candidat à la présidentielle, il avait déjà bénéficié du soutien des milliardaires contrôlant les médias. Comme Macron, il avait été conseillé par la « papesse » de la presse people, Michèle Marchand, multipliant les unes de Paris Match, l’hebdo Lagardère. Après son élection, Nicolas Sarkozy aussi avait fêté ses résultats dans une luxueuse brasserie parisienne. Lui aussi avait été rapidement qualifié de « président des riches », quand Vincent Bolloré lui avait prêté jet et yacht privés. Enfin, lui aussi a entrepris de réduire drastiquement le financement de l’audiovisuel public. Nicolas Sarkozy, une source d’inspiration pour Emmanuel Macron ? Un modèle du genre, en tout cas, en matière de torpillage de France Télévisions et de mise au pas de l’information…
La semaine prochaine: Nicolas Sarkozy, de la défense des milliardaires au ministère de l’intérieur (3/42)