Breton-Musk : l’hypocrisie de l’Union européenne

photomontage Thierry Breton Elon Musk
Photomontage d’illustration faisant apparaître le commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton (à gauche), et le patron de X, Elon Musk (à droite)  | Mathilde Rivoire

En rappelant Elon Musk à son devoir de modération sur X, Thierry Breton a davantage fait trembler ses collègues à Bruxelles que le destinataire de sa missive. En outre, la Commission européenne s’est récemment parfaitement accommodée de certaines pratiques en ligne du puissant multimilliardaire.

Un petit vent de panique semble avoir traversé l’exécutif européen dans la nuit du 12 au 13 août, après la mise en ligne sur X, par Thierry Breton, d’une lettre adressée à Elon Musk. Evoquant les récentes émeutes en Angleterre et l’approche de la présidentielle étasunienne, le commissaire européen au Marché intérieur y sommait le patron de X (ex-Twitter) de respecter le Digital Services Act (DSA), une réglementation européenne dont l’objectif affiché est de responsabiliser les plateformes en ligne sur la modération des contenus.

Dans sa lettre, M. Breton affirme notamment s’inquiéter de l’amplification sur X de contenus favorisant « la haine, le désordre, l’incitation à la violence ou certains cas de désinformation ». Le principal intéressé s’est alors contenté de tourner en dérision le caractère solennel de la missive, en publiant entre autres un meme particulièrement grossier – « Et littéralement, vas te faire foutre » – issu d’une séquence du film Tonnerre sous les Tropiques.

« Bruxelles retient son souffle en vue du scrutin américain »

Les communicants de la Commission européenne n’ont guère apprécié l’initiative de leur collègue : « Bruxelles a accusé son commissaire au marché intérieur d’avoir agi de manière irresponsable […]. Le calendrier et la formulation de la lettre n’ont été ni coordonnés ni convenus avec la présidente de la Commission », a en effet rapporté le 13 août le Financial Times. Le journal Le Monde a estimé le jour-même que la réaction de l’exécutif européen sonnait « comme un désaveu » du moment choisi par M. Breton pour hausser le ton, alors que « Bruxelles retient son souffle en vue du scrutin américain ». Position délicate donc pour Thierry Breton, dont la carrière dans le privé, tout comme son arrivée à la Commission européenne, ont déjà fait l’objet de sérieuses critiques, comme le révélait Basta! en novembre 2019.

Cité par BFMTV, l’exécutif européen a toutefois tenté de garder la face en assurant « prendre note des commentaires publics d’Elon Musk qui ne peuvent être considérés comme une réponse à la demande formulée ». Et pour cause, dans le cadre d’une enquête ouverte en décembre dernier, la Commission explique attendre du réseau social « un rapport sur les mesures prises [par X] afin de limiter l’amplification des contenus dangereux et de se conformer aux obligations du DSA ».

A l’aune de cette nouvelle passe d’armes entre MM. Breton et Musk, force est de constater qu’en ce qui concerne les pratiques du propriétaire de X sur son réseau social, l’exécutif européen fait preuve d’inquiétudes sélectives selon le contexte. Fin juillet, ni M. Breton ni ses collègues de la Commission européenne n’avaient ainsi jugé utile de commenter l’ingérence massive et assumée d’Elon Musk dans l’élection présidentielle d’un pays d’Amérique du sud en proie à une crise politique systémique : le Venezuela [voir encadré en fin d’article]. Pourtant, cette immixtion dans un processus électoral, fièrement revendiquée par le puissant homme d’affaires, réunissait les principaux éléments autour desquels Bruxelles exprime ses inquiétudes : amplification d’appels favorisant le désordre, incitation à la violence ou encore désinformation… Contactée à ce sujet, la Commission européenne n’a pour l’heure pas donné suite à notre sollicitation.

Plus d’un milliard de vues en quelques jours : Elon Musk VS Caracas

En amont, pendant et à l’issue du scrutin présidentiel vénézuélien du 28 juillet, Elon Musk a galvanisé l’opposition en inondant son réseau social de publications appelant au renversement du pouvoir chaviste de Nicolas Maduro. En l’espace de quelques jours seulement, le puissant multimilliardaire a mis en ligne plus d’une soixantaine de posts, reposts ou encore réponses visant à déstabiliser l’élection en question. « Il est temps pour le peuple vénézuélien d’avoir la chance de connaître un avenir meilleur. Soutenez Maria Corina ! » (27 juillet, 112 millions de vues) ; « Adieu dictateur Maduro » (29 juillet, 113 millions de vues) ; « Le peuple vénézuélien en a assez de ce clown » (idem, 132 millions de vues) ; « Fraude électorale majeure » (idem, 74 millions de vues) ; « Si l’armée soutient la volonté du peuple, c’en est fini de Maduro »  (30 juillet, 55 millions de vues)… Le tout en se félicitant de posséder « l’application d’actualités n°1 sur l’AppStore au Venezuela » (30 juillet également, 48 millions de vues).

En effectuant ce recensement, Off-investigation a pu évaluer à plus d’un milliard de vues la portée de cette avalanche de publications, qui a par la suite continué de prendre de l’ampleur.

Certains de ces posts ont depuis été épinglés par la communauté de X pour désinformation. A titre d’exemple, Elon Musk avait initialement partagé, sans nuance aucune, une vidéo suggérant un supposé vol d’urnes par « un gang communiste » dans un bureau de vote. Problème, l’objet censé représenter une urne dans cette vidéo s’avérerait en fait être un climatiseur, comme l’a souligné le 30 juillet le journaliste britannique Alan MacLeod. Après avoir cumulé plusieurs dizaines de millions de vues, cette publication a désormais disparu du compte du propriétaire de X.

Face à la fréquence et à l’ampleur des posts d’Elon Musk visant le président du Venezuela, celui-ci avait de son côté réagi en suggérant notamment que l’influent homme d’affaires puisse être à l’origine d’une attaque informatique contre le comité national électoral vénézuélien. Pour évaluer le présumé piratage en question, Maduro annonça alors la création d’« une commission spéciale [intégrant] des conseils russes et chinois » (Le Figaro, 1er août). Le chef d’Etat a en outre fini par se prêter au jeu de son détracteur en lui proposant dans une ironique digression un combat à mains nues… Quasi simultanément, Elon Musk publia pour sa part un post imprégné de la même ironie, en évoquant, émoji à l’appui, la possibilité pour Maduro de finir dans la très controversée prison étasunienne de Guantanamo : « Je viens te chercher Maduro et je t’emmènerai à Guantanamo sur un âne » (1er août, 80 millions de vues).

« Musk joue au niveau des présidents comme un dirigeant mondial sans pays »

Si elle a parfois tourné au spectacle, l’ingérence acharnée de Musk dans ce processus électoral s’inscrit dans une stratégie plus large pour le multimilliardaire à la triple nationalité. Parmi ses nombreuses publications, il n’a pas hésité à relayer le compte du président argentin d’extrême droite, Javier Milei, quand celui-ci a appelé les forces armées vénézuéliennes à renverser Nicolas Maduro (29 juillet, 15 millions de vues).

« Musk utilise la puissance de feu de son réseau social pour renforcer un travail politique avec d’autres dirigeants du continent, en particulier au sein de la droite dure. On le voit ici avec X, mais il essaie aussi d’apparaître comme celui qui fait entrer l’Amérique du sud dans la grande modernité technologique, par exemple avec Starlink pour l’internet satellitaire. Il joue au niveau des présidents comme un dirigeant mondial sans pays », analyse Christophe Ventura, directeur de recherche sur l’Amérique latine à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

Ce spécialiste de la région note également que la chevauchée de Musk contre Maduro résonne avec les positions de Trump au Venezuela : « Il faut souligner qu’Elon Musk est probablement l’un des principaux contributeurs de la campagne de Donald Trump aux Etats-Unis. »

En s’assurant des appuis politiques de Washington à Buenos Aires, Elon Musk chercherait-il à servir certains de ses objectifs industriels ? Selon Christophe Ventura, le puissant homme d’affaires a en Amérique latine « une réelle stratégie d’acquisition de ressources minières », plus particulièrement en ce qui concerne un métal très prisé dans les secteurs du spatial et de l’automobile : le lithium, dont une part conséquente des réserves mondiales connues et encore peu exploitées se situe en Bolivie (Geo, août 2019). « C’est sur le terrain politique que Musk se positionne pour le moment », résume le chercheur de l’IRIS.

La récente immixtion de ce puissant industriel (Tesla, SpaceX, etc.) dans le processus électoral d’un pays d’Amérique du sud fait écho à l’une de ses anciennes publications sur le réseau social, à l’époque où il ne l’avait pas encore racheté. « Nous renverserons qui nous souhaitons, vous devez vous y faire ! », avait-il écrit le 25 juillet 2020 en réponse à un internaute qui l’interpellait sur le rôle joué par les Etats-Unis dans le renversement du président bolivien Evo Morales, fin 2019. Le tweet avait rapidement provoqué un torrent de réactions, compte tenu des richesses du pays en lithium…

Une ingérence au service des appétits étasuniens au Venezuela

Pour rappel, le renversement du pouvoir chaviste promu par Elon Musk est souhaité de longue date par l’administration étasunienne qui fait part de méthodes différentes selon qu’elle soit démocrate ou républicaine. En effet, alors qu’on vient d’apprendre par voie de presse que l’équipe de Joe Biden a récemment préparé en coulisses un plan pour « pousser Maduro à renoncer au pouvoir, en échange d’une amnistie » (Wall Street Journal, 11 août), Donald Trump et certains anciens membres de son gouvernement se sont à plusieurs reprises exprimés de façon beaucoup plus ouverte sur leurs ambitions au Venezuela.

« Cela ferait une grande différence économiquement pour les Etats-Unis si nous pouvions avoir des compagnies pétrolières qui produisent et investissent [au] Venezuela », déclarait le 24 janvier 2019 sur Fox news John Bolton, alors conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis. Trois ans et demi plus tard, le républicain néoconservateur allait même jusqu’à confier : « En tant que personne qui a aidé à planifier des coups d’Etat, [je peux vous dire] que cela demande beaucoup de travail. » (CNN, 12 juillet 2022)

« Quand j’ai quitté [la Maison blanche], le Venezuela était prêt à s’effondrer. Nous étions sur le point de nous emparer de tout [son] pétrole », se vantait encore plus récemment Donald Trump, lors d’un rassemblement du parti républicain en juin 2023.

Rompues en janvier 2019 au moment où Donald Trump a officiellement reconnu l’opposant Juan Guaido comme dirigeant par intérim du Venezuela, les relations diplomatiques entre Washington et Caracas ont été marquées par un changement de ton au début de la guerre en Ukraine. Et pour cause, Washington cherchait à « séparer Moscou de ses alliés internationaux » (The New York Times, 5 mars 2022) ainsi qu’à réduire ses importations de pétrole russe, en lui substituant l’or noir vénézuélien (France 24, 7 mars 2022)…

Qu’elles imprègnent des posts d’Elon Musk cumulant des milliards de vues sur X, ou qu’elles soient ouvertement assumées par des hauts responsables politiques étasuniens, ces méthodes de déstabilisation visant un pays du sud ne semblent pas préoccuper la Commission européenne. Et pour cause, au fil des ans, Bruxelles a largement participé à exacerber la crise politique vénézuélienne (tout en assurant vouloir faire le contraire), en premier lieu à travers sa politique de sanctions visant Caracas.

Le Venezuela en proie à une crise politique systémique

Le 28 juillet était une journée électorale importante au Venezuela puisque le président sortant Nicolas Maduro briguait un troisième mandat face à une partie de l’opposition coalisée. Le soir-même, le comité national électoral (CNE) a annoncé la victoire du candidat chaviste avec un score total de 51,2 %, pour lequel l’institution s’était initialement engagée à publier les résultats par bureau de vote – publication qui, à date, n’a toujours pas eu lieu.

A l’image de l’intense crise politique qui secoue actuellement ce pays d’Amérique latine, une partie de l’opposition avait annoncé, plus d’un mois avant la tenue du scrutin, qu’elle ne reconnaîtrait pas les résultats en cas de défaite face au président sortant (Bloomberg, le 20 juin 2024). Comme cela était donc prévisible, la victoire de Nicolas Maduro a immédiatement été contestée par Maria Corina Machado, cheffe de la coalition anti-chaviste regroupant des formations allant de l’extrême-droite à la sociale-démocratie. Fille d’un ancien magnat de la métallurgie dont une partie de l’activité avait été nationalisée sous Hugo Chávez, la patronne de cette alliance électorale, frappée d’inéligibilité notamment en raison de son soutien à des sanctions étasuniennes contre Caracas, a été remplacée en avril par l’ancien diplomate Edmundo Gonzalez Urrutia, pour affronter le président chaviste à la présidentielle.

Représentant une politique de gauche anti-impérialiste face aux appétits étasuniens en Amérique du sud, le chavisme tire son nom d’Hugo Chávez – président socialiste du Venezuela de 1999 à 2013. Désormais incarné par son successeur Nicolas Maduro, le chavisme est confronté depuis des années à de nombreuses tentatives d’ingérence étrangère mais aussi à la corruption au sein d’entreprises d’État. Bien que riche en ressources pétrolières et gazières, le pays a traversé des difficultés économiques et sociales considérables qui l’ont plongé dans une crise politique systémique.

Le plus connu des coups d’État manqués contre la gauche souverainiste vénézuélienne remonte à 2002. Il fut suivi au jour le jour dans un documentaire inédit : « La révolution ne sera pas télévisée – Coup d’Etat contre Hugo Chávez ». Après l’époque Chávez, Maduro a lui aussi dénoncé des tentatives de putsch, notamment en avril 2019, quand son opposant Juan Guaido, alors ouvertement soutenu par l’administration étasunienne (France info, 12 février 2019), en appelait à l’armée pour mener la « dernière phase » afin de libérer le pays (Le Temps, 30 avril 2019).